Police spéciale (the naked kiss) (1964) de Samuel Fuller avec Constance Towers

 

 

La scène d’ouverture du film est assez magistrale et synthétise parfaitement l’art de Fuller. Une prostituée bat violemment un homme saoul qui lui arrache au passage sa perruque. La femme au crâne rasée arrive à déstabiliser le type et lui extorque l’argent qu’il lui doit. Générique. En quelques minutes hallucinées et brutales, Fuller nous propulse d’emblée dans son univers où la survie de l’individu ne s’effectue qu’au prix d’une lutte permanente. La mise en scène est au diapason de cette idée : montage heurté (les plans nous arrivent comme des uppercuts), éclairages contrastés et découpage retranchant tout ce qui ralentit le récit et son rythme. Il y a une sécheresse d’exécution dans le cinéma de Fuller qui vient en droite ligne de la série B : pas de chichis ni de mauvaises graisses, on est tout de suite à l’os.

 

 

Police spéciale suit le parcours de Kelly, la prostituée de la scène originelle, jeune femme au caractère d’acier qui décide de tout plaquer et de se réinsérer en occupant une place d’infirmière dans un hôpital pour enfants handicapés. Déchéance, rédemption : voilà un parcours somme toute assez banal et semé de lieux communs. Le temps même d’une chanson assez larmoyante, on craint que Fuller abdique sa rage pour un sentimentalisme gluant. Il n’en est heureusement rien et le rebondissement qui arrive après une heure de film glace littéralement le sang (je ne vous révèlerai rien). Si la première partie du film peut sembler presque « pépère » (avec néanmoins des moments très forts comme celui où Kelly va faire sa fête à une souteneuse locale qui a tenté de débaucher une jeune infirmière ), elle permet en fait au cinéaste de camper ses personnages (un flic cynique, une jeune fille future mère, un mécène amoureux…) et de faire monter la pression jusqu’à cette fameuse scène de rupture où tout explose (la manière dont Fuller met en scène cette scène est époustouflante et lui donne des airs de cauchemar ouaté).

 

 

Le film révèle à partir de ce moment son véritable visage, à savoir une exploration abrupte des abîmes sommeillant en chaque individu. Fuller joue d’abord sur des oppositions très basiques : la sainte qui se cache derrière la putain, le pervers total derrière le bienfaiteur. Mais en ne s’intéressant justement qu’à des individus, il évite les généralisations hâtives et parvient à construire des personnages opaques, ambigus, en équilibre instable entre le Bien et le Mal (notions bien entendu relatives).

The naked kiss est également  une plongée au cœur de l’Amérique malade. Le film a été tourné dans la foulée de Shock corridor (certainement LE chef-d’œuvre de Fuller) , œuvre hallucinante où le cinéaste explore les arcanes de la folie d’un échantillon d’individus tout en ayant soin de souligner les liens entre cette aliénation et la folie générale d’une nation (réminiscences de la guerre de Corée…). The naked kiss pourrait être un épisode de Shock corridor, une vision glaciale d’un pays où le masque des apparences couvre les pires perversions, où l’argent offre tous les droits (d’où cet intérêt pour la prostitution, image nue de l’essence du commerce et du libéralisme) et où la folie semble prédominer dans une société courant à sa perte.

 

 

Dans cet univers violent et cauchemardesque, Fuller peint un beau portrait de femme hargneuse et non-résignée. Constance Towers est parfaite dans le rôle, mélange de grande force (elle n’hésite pas à en venir aux poings) et de fragilité. A travers elle, le cinéaste offre une vision assez fine de l’humanité et de ses contradictions. Un individu ne se définit pas par son statut social et sa profession mais se compose d’une infinité de strates plus ou moins avouables.

Pour peu que l’on creuse un peu, on tombe parfois sur des gouffres…

 

 

 

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