Opéra tragique
Une chambre en ville (1982) de Jacques Demy avec Richard Berry, Dominique Sanda, Danielle Darrieux, Michel Piccoli, Jean-François Stevenin
J'étais trop jeune pour m'en souvenir mais Une chambre en ville eut le malheur de sortir le même mercredi que L'as des as de Gérard Oury (film que mon père, d'ailleurs, nous emmena voir). Le film de Demy ne fonctionnant pas, le producteur Gérard Vaugeois acheta une page dans le monde pour le promouvoir et la critique embraya derrière lui en enclenchant une immense polémique entre les tenants d'un cinéma dit « populaire » (comme si Une chambre en ville n'était pas « populaire » !) et les zélateurs d'un cinéma « d'auteur » exigeant.
Maintenant que la polémique est loin derrière nous et malgré la question de plus en plus brûlante du matraquage publicitaire et de la distribution massive, on se dit que, face à Belmondo ou pas, Une chambre en ville avait peu de chance de fonctionner.
Non pas qu'il ne s'agisse pas d'un beau film (c'est, au contraire, un chef d'œuvre absolu et peut-être mon film préféré de Demy) mais c'est une œuvre sombre et violente, prenant systématiquement le spectateur à rebrousse-poil.
Nantes, 1955 : François, un jeune métallurgiste (incarné par Richard Berry) loue une chambre à une veuve d'un colonel (Danielle Darrieux). Celle-ci a une fille, Edith, dont le mari est impuissant et jaloux (Michel Piccoli). Edith et François vont se rencontrer et s'aimer à la folie, quitte à briser le cœur de Violette (la fiancée de François) et du mari jaloux. Sur fond de luttes sociales (les chantiers navals sont en grève), la passion dévorante de ces deux jeunes gens va glisser insensiblement vers la tragédie...
Film rêvé par Jacques Demy depuis très longtemps, Une chambre en ville est sans doute le point d'orgue de son œuvre. On y retrouve tous les éléments composant ses films précédents, que ce soit le décor nantais de Lola, les amoureuses sages et sacrifiées (Violette, la fiancée éconduite, rappelle la Madeleine des Parapluies de Cherbourg) et les veuves évaporées et mélancoliques des Demoiselles de Rochefort et des Parapluies de Cherbourg. Mais cette fois, tout ce qui était sous-jacent et à peine effleuré dans ces œuvres éclate au grand jour.
La comédie musicale et le mélodrame mélancolique laissent place à une intense tragédie, à un drame passionnel d'un lyrisme ahurissant. Lorsque Geneviève/Deneuve chantait, dans les Parapluies de Cherbourg « je ne pourrais jamais vivre sans toi », on réalisait qu'elle y parvenait quand même (malgré les regrets et la douleur du temps qui passe). Dans Une chambre en ville, les personnages chantent la même chose mais ils prennent la formule au pied de la lettre et il est alors envisageable de mourir par amour.
La musique et le chant (comme les parapluies de Cherbourg, le film est entièrement « en chanté ») n'offrent même plus d'échappatoires à la noirceur de la vie même s'ils contribuent toujours à intensifier les sentiments et à offrir un souffle épique aux scènes « sociales ». Avec ce film, Demy n'a jamais été aussi proche de l'opéra mais également d'une forme cinématographique totalement inédite (je vais laisser d'ici peu la parole à Noël Godin pour qu'il vous chante la splendeur d'une mise en scène à la fois totalement habitée et jouant pourtant sur une stylisation extrême).
Une chambre en ville est un film à vif, où les passions s'étalent crûment avec tout ce que cela suppose de violence verbale et physique, de sang, de sueur et de sexe. Comment oublier Dominique Sanda, sublime, forcément sublime, qui traverse le film nue sous son manteau de fourrure ? Comment ne pas avoir la chair de poule face à l'intensité de certaines scènes d'une violence à la fois inouïe et pourtant sublimée ? Et comment ne pas être totalement tourneboulé par la manière dont Demy parvient à figurer, sans caricature, la condition ouvrière et nous faire vibrer au son des luttes sociales.
Les scènes d'affrontement entre les manifestants et la police (« Police, milice ! Flicaille, racaille ! ») possèdent le lyrisme des grands moments d'Eisenstein et le film affiche fièrement une haine de la bourgeoisie (dans ce qu'elle a de plus étriqué et de plus conformiste) totalement réjouissante.
Il ne s'agit pas, pour Demy, de fustiger les différences économiques (le personnage interprété magnifiquement par Darrieux est infiniment émouvant alors qu'elle vient de la noblesse) mais plutôt les philistins dénoncés par Jean Richepin dans Les oiseaux de passage (ce poème magnifiquement mis en musique par Brassens) : la bourgeoisie sans cœur et sans passion, uniquement avide de son petit confort médiocre. Et même si Demy semble parfaitement en accord avec le « j'emmerde la bourgeoisie » que lance la colonelle, il parvient pourtant à éviter toute caricature et à rendre le personnage assez étriqué que joue Piccoli émouvant (ah ! ce costume vert bouteille ! Il faudrait des pages et des pages pour dire l'incroyable travail effectué autour des décors et des costumes).
Une chambre en ville, c'est un bouquet de passions qui explose violemment et nous touche en plein cœur, un opéra intense et lyrique déchirant de bout en bout.
Lorsqu'il dut défendre le film de Demy devant ses confrères de l'Union de la critique de cinéma, Noël Godin composa et chanta un vibrant plaidoyer rimé dont l'extrait qui suit constituera mes mots de conclusion. Puissent-ils vous donner envie de (re)découvrir ce film sublime !
« D'ailleurs cette spitante
Incandescence passionnelle
Sans qui l'cinémaboulisme
Battrait en cinq sec de l'aile
Est justement ce qui aimante
On ne peut plus splendidement
Une des plus vibratoires
Mises en scène de tous les temps
Où tout concourt à l'éclatement obscène des passions
Les chromes, les décors,
La magie des chansons,
Les travellings à la grue,
Les beaux recadrages qui les ponctuent,
L'enivrante crudité des éclairages,
L'inouïe vitalité des personnages,
Les modulations pour le moins inconnues
Que révèle chaque acteur à boule vue,
La miraculeuse condensation du temps
Qui envoie aux pelotes tout c'qui n'est pas de premier plan,
Et puis les oppositions rythmiques,
Transmutant voix et temps de manière alchimique
Et puis une architecture scénaristique
Où les moindres éléments riment, carmagnolent, forniquent
Où tout est pensé au poil de grenouille près
Sans tête-à-queue brechtiens, temps morts ni parapets.
Et puis encore la magnétique présence de Nantes,
Là même où naquit Péret, où Vaché lâcha la rampe
Et « où il ne peut arriver, dixit Breton,
Que quelque chose de grand », et de toute façon.
En sus, Demy, depuis Pagnol, s'avère le plus magistral
Radiographe des caracoles du fumant parler provincial
De ses tours, tics et tropes tout spécifiques
Qui mettent le feu aux poudres de ses répliques. »
Godin par Godin (Editions Yellow Now)