L'emprise
La créature invisible (1967) de Michael Reeves avec Boris Karloff
Michael Reeves est l'un de ces cinéastes « étoile filante » qui brille d'un éclat tout particulier au firmament du septième art (songeons aussi à quelqu'un comme Leonard Kastle) puisqu'il mourut d'une overdose de barbituriques à l'âge de 26 ans et qu'il ne réalisa, par conséquent, que trois films « officiels » (on le crédite parfois d'un quatrième qu'il n'aurait pas signé).
Pour ma part, je ne connaissais absolument pas ce cinéaste et c'est avec une véritable curiosité que j'ai découvert ce petit film fantastique où s'illustre, le temps d'une de ses dernières apparitions à l'écran, le grand Boris Karloff.
Nous sommes au joyeux temps du Swinging London, les robes sont courtes et colorées et la jeunesse dorée ne semble avoir d'autres soucis que de se distraire. C'est dans ce contexte qu'un éminent spécialiste de l'hypnose ramène un jeune homme désoeuvré chez lui et prend possession, en compagnie de son épouse, de son esprit.
L'intérêt de cette expérience, c'est qu'elle permet au couple de vieillards de vivre par procuration les sensations de son « cobaye » : la vitesse, l'excitation du danger...Sauf que, grisée par ces flots nouveaux d'adrénaline, Estelle (l'épouse du professeur) va aller de plus en plus loin dans la manipulation spirituelle de leur victime...
Ce qui séduit d'abord dans la créature invisible, c'est la manière dont Reeves compense une pauvreté de moyens évidente par un sens très sûr de la mise en scène et une inventivité certaine du cadre et de la narration. Par un classique jeu de montage parallèle, il parvient à donner le sentiment que son personnage principal est réellement entre les griffes de son couple valétudinaire. Le montage, vif et intelligent, permet de relier les actions à la pensée et d'offrir de beaux moments de suspense (surtout lorsque le couple finit par lutter mentalement : le professeur tentant tant bien que mal de juguler les instincts meurtriers de sa femme). Il est d'ailleurs assez amusant de constater que Reeves parvient à faire glisser le film vers le fantastique dans un cadre plutôt réaliste : nous passons sans transition d'un club où les gens dansent au son d'une chanson pop (image assez émouvante du Londres de la fin des années 60) pour nous retrouver quelques plans plus loin dans une production Hammer où le soin accordé aux angles de prise de vue insolites (une plongée sur une rue déserte et étroite) nous renvoie aux films de genre. Reeves ne se prive d'ailleurs pas de tourner quelques scènes assez violentes et/ou brutales qui s'inscrivent parfaitement dans la tradition du fantastique morbide britannique.
Mais le plus intéressant dans La créature invisible (The sorcerers en VO), c'est la manière dont Reeves traduit avec une économie de série B et dans le cadre d'un film de genre une véritable réflexion sur notre rapport au cinéma. Simples spectateurs d'une vie qu'ils manipulent, le couple diabolique est un peu le prototype du spectateur de cinéma vivant toutes ses émotions par procuration. Si le professeur Montserrat veut faire partager sa découverte à tout le monde pour offrir aux vieux un moyen de vivre la vie à laquelle ils n'ont plus accès, son épouse se laisse gagner par le vertige de « l'image » et cède à ses pulsions les plus refoulées (ce désir qui nous pousse à jouir de la représentation de la violence et du crime) Je n'irai pas jusqu'à faire de Reeves un émule d'Hitchcock mais il y a une véritable interrogation sur le regard qui parcours tout le film, interrogation d'autant plus troublante qu'en permettant à ses « spectateurs » d'éprouver directement les sensations vécues par le jeune homme, le cinéaste anticipe de près de 30 ans l'arrivée des mondes virtuels et cybernétiques. Quelque part, La créature invisible est une sorte d'ancêtre habile d'EXistenZ de Cronenberg.
Outre l'interprétation magistrale de Boris Karloff, c'est ce curieux mélange des genres (série B fantastique et cérébrale, document sur le Swinging London...) qui fait l'intérêt de cette œuvre atypique...