Comment filmer la bête?
Le caïman (2006) de et avec Nanni Moretti et Silvano Orlando, Jasmine Trinca
Partir de deux constats contradictoires.
Primo, alors qu’il est une des figures italiennes les plus importantes de ces 30 dernières années, aucun film n’a été réalisé sur Berlusconi. Alors que les américains consacrent toutes sortes de films à leurs dirigeants, les italiens (ce ne sont pas les seuls !) évitent ce genre de sujet. Pas Moretti qui croit non pas à la valeur pédagogique ou « documentaire » du cinéma mais à la possibilité de pratiquer un art en prise directe avec le monde. Lorsque Picasso peint Guernica, il n’est pas question de « réalisme » ou de didactisme et pourtant, il est totalement dans le réel et retranscrit d’une manière incroyablement forte le monde dans lequel il vit.
Deusio, le cinéma « politique » est un genre incroyablement piégé où se sont perdus de nombreux cinéastes. Moretti n’a aucun goût pour le cinéma militant (qui n’a d’ailleurs plus rien à voir avec le cinéma). C’est le producteur Bruno Bonomo (S.Orlando) s’écriant, lorsqu’il se rend compte que le scénario qu’il défend s’inspire de la vie de Berlusconi, qu’il détestait déjà il y a 30 ans les « films militants de gauche » (on peut supposer qu’il songe aux horreurs signées Pétri ou Pontecorvo !). Comment réaliser un film politique qui reste de l’art, qui ne se contente pas de caresser dans le sens du poil les bonnes consciences « progressistes » (qui n’agitent les épouvantails « fascistes » que pour masquer le vide de leurs programmes) ni de transformer les individus dénoncés en personnages pittoresques et presque sympathiques ? (n’est-ce pas, Karl Zéro ?).
Ce n’est pas la première fois que Moretti se pose la question car c’est peu dire que la politique hante son cinéma. Mais il ne l’a jamais abordée de front, préférant adopter une forme métaphorique (la partie de water-polo comme métaphore de la crise et du devenir du PCI dans le très beau Palombella rossa) ou intime, comme dans Aprile où les enjeux électoraux étaient perçus à travers un individu (Moretti hurlant devant sa télé « Dis au moins une phrase de gauche !» à un grotesque leader progressiste). Avec Le caïman, il entremêle plusieurs régimes d’images (comme on dit dans les revues branchouilles) : films dans le film, images d’archives et passe avec virtuosité d’un registre à un autre. Si le paysage politique italien actuel est passé au peigne-fin avec une rare acuité, Le caïman est également (surtout ?) une désopilante comédie sur les déboires rencontrés par un producteur fauché pour monter un film et un mélodrame discret et retenu sur un couple en train de se séparer (on sait depuis La chambre du fils que le genre sied bien au cinéaste).
Bruno Bonomo est un producteur qui connut autrefois une certaine renommée en tournant à la chaîne d’improbables séries Z (Maciste contre Freud, les mocassins assassins…). Même si un nouveau public le redécouvre, il a aujourd’hui de grosses difficultés financières et peine à monter un film sur Christophe Colomb. Un jour, une jeune réalisatrice (la très belle Jasmine Trinca) lui propose un scénario intitulé Le caïman, consacré à Berlusconi, à ses magouilles pour prendre le pouvoir, à ses caisses noires, à ses manières de se mettre hors la loi (c’est une des vertus de l’argent) et à son emprise sur la vie politique italienne via ses chaînes de télé et sa presse. Bruno décide de produire ce film…
Le film est donc d’abord une comédie. Pensant produire un simple film d’action, Bruno est soudain pris de panique à l’idée de faire un film politique et cela nous vaut des scènes très drôles (notamment celle se déroulant dans les bureaux de la RAI où le producteur et sa cinéaste cherchent à défendre leur projet). On rit de l’entêtement de ce petit bonhomme pour trouver de l’argent, pour convaincre les acteurs et pour faire patienter ses créanciers. Il y a quelque chose de modeste dans Le caïman qui séduit d’emblée. Jamais Moretti ne se place en justicier ou dans la peau du grand artiste qui va énoncer solennellement de grandes leçons de morales (Dieu merci ! on est au cinéma, pas en cours d’éducation civique !). C’est de cinéma dont il est d’abord question. Bonne idée de prendre comme personnage un producteur d’obscurs nanars. Pas d’opposition facile entre un cinéma de genre « méprisable » et le « grand » cinéma d’auteur, juste « deux manières différentes de faire le même métier ». Bel hommage rendu par Moretti, symbole aujourd’hui du cinéma d’Auteur avec un grand A, à tout un artisanat florissant autrefois en Italie.
En montant son film, Bruno imagine déjà certaines scènes (excellente séquence de l’inauguration des chaînes Berlusconiennes et de leur invraisemblable vulgarité) et se coltine avec des images d’archives. Et là un frisson nous secoue l’échine à réentendre les phrases qu’a pu dire Berlusconi, à l’entendre justifier ses mensonges et ses magouilles. De biais, le film atteint parfaitement son but. Ne pas dénoncer frontalement et se contenter « des phrases qui font plaisir à la gauche » (comme le dit Moretti lui même qui joue le rôle de l’acteur qui incarnera « le caïman »). Le génie du cinéaste est d’arriver à ne pas faire de Berlusconi une victime (c’est l’effet que produisent les attaques trop frontales qui ne sont que des tautologies et ne convainquent que les gens déjà convaincus !). Il reste « objectif » (l’ignominie de ce bonhomme est un fait « objectif ») tout en n’épargnant pas les opposants qui furent tous complices de cette arrivée au pouvoir.
Le caïman est alors un tableau saisissant et assez effrayant de cette république d’opérette qu’est devenue l’Italie, avec son escroc ubuesque comme dirigeant et l’inaction complice des opposants (la gauche en prend pour son grade) et du peuple dans son entier.
Puisque la politique est l’affaire de tous, il apparaît comme une chose normale qu’elle soit également perçue au niveau individuel. D’ou cette manière qu’à Moretti de valser entre la sphère publique et la sphère privée. Si les affaires financières de Bruno vont mal, cela ne va guère mieux d’un point de vue sentimental puisque ce père de famille (deux petits garçons) est en train de se séparer de sa femme et ne l’accepte pas. Cela nous vaut de très belle scènes domestiques où le père s’inquiète des progrès au foot de son fils ou leur raconte des histoires qui sont celles des films d’horreur qu’il a produit. Par petites touches, Moretti distille une émotion à la fois simple et retenue en affinant la figure de ce producteur au bord du gouffre. Lorsqu’il raconte à ses enfants le synopsis du Caïman, ceux-ci baillent et lui réclament plutôt le scénario de Cataractes, jolie métaphore pour dire le ras-le-bol d’un pays pour les magouilles, l’escroquerie et son besoin d’histoires, de rêves et d’utopies.
Au final, Moretti a parfaitement tenu son pari et signe avec Le caïman un très, très grand film…