A la dérive...
Le signe du lion (1959) d'Eric Rohmer avec Jess Hahn, Stéphane Audran
Maintenant que j'ai terminé mon coffret Demy, je vais pouvoir revenir à ma (presque) intégrale Eric Rohmer. Bien que j'aie terminé la partie « Contes moraux », il me reste encore trois (!) coffrets à redécouvrir. J'entame celui intitulé « l'ancien et le moderne », regroupant les films « orphelins » du cinéaste, ceux qui ne font partie ni des « Contes des quatre saisons », ni des « Comédies et proverbes ».
Premier de la liste, le premier long-métrage de Rohmer le signe du lion, tourné en 1959 mais sortie seulement trois ans plus tard sur les écrans français. A l'inverse d'A bout de souffle ou des 400 coups qui connurent un certain succès public, ce film pourtant totalement représentatif de l'esprit de la « Nouvelle vague » passa aussi inaperçu que Paris nous appartient de Rivette ou Adieu Philippine de Rozier à la même époque (grosso modo).
Difficile pourtant de faire plus « Nouvelle Vague » puisque l'oeuvre est produite par Chabrol, écrite par Paul Gégauff et qu'on retrouve dans de petits rôles Stéphane Audran et...Jean-Luc Godard (c'est le jeune homme qui ne cesse de remettre en boucle le même disque). Esthétiquement, elle s'inscrit également dans la mouvance : petits moyens, tournage en extérieur, acteurs inconnus, inscription très forte dans la réalité de l'époque (les cafés, Saint-Germain-des-prés...).
Pierre est un artiste (il se prétend musicien) qui vit la bohême parisienne. Persuadé d'avoir hérité d'un colossal héritage, il invite tous ses amis à faire une bringue d'enfer en n'hésitant pas à leur emprunter de l'argent. Un peu plus tard, il apprend qu'il est déshérité et que sa vieille tante a tout légué à son cousin. Commence alors une longue descente aux enfers pour Pierre...
Dès son premier film, Rohmer affiche une forte attention à l'inscription spatio-temporelle de son récit. Le film se déroule en plein été et le cinéaste de capter avec une véritable acuité un Paris presque désertifié en cette période de vacances. Que le film ait lieu en cette saison n'est pas innocent : c'est ce qui explique que Pierre ne puisse plus joindre aucun de ses amis (tous sont partis sur la côte) et que l'enchaînement des choses l'amène peu à peu à se retrouver à la rue.
Quand à la manière qu'a Rohmer de figurer l'espace, elle est déjà reconnaissable entre mille dès ce premier essai. Je dirais même que la « géographie » du Signe du lion constitue son principal intérêt. Pour ma part, j'apprécie énormément les dialogues très « littéraires » de Rohmer. Or ici, ils me paraissent un peu décevants et tout ce qui relève du début du film (la fiesta) et de la fin (le coup de théâtre un peu forcé) me semble un peu faible. En revanche, la partie centrale du film, celle où Pierre se retrouve seul et effectue de longues marches dans Paris, est absolument fascinante. De Notre-dame jusqu'à Nanterre en passant par les quais de Seine (désolé, je connais trop peu Paris pour avoir identifié tous les lieux auxquels Rohmer parvient à donner une réelle importance), notre « héros » effectue une longue « dérive » (mais qui n'a rien des dérives « psychogéographiques » affectionnées par les situationnistes) qui le mène tout droit à la clochardisation.
Au cours de cette dérive, il y a un plan très curieux qui contraste avec l'approche « bazinienne » de la mise en scène de Rohmer (le film comme « fenêtre ouverte sur le monde » et respectueuse de « l'effet de réalité »). En effet, la caméra quitte le point de vue de Pierre pour le saisir en plongée, anéanti au bord de la Seine. Un mouvement de grue arrière suivi d'un long zoom nous éloigne du personnage jusqu'à ne plus saisir à l'image qu'un plan du quartier où il se situe. C'est à partir de ce moment étrange (le cinéaste adoptant le point de vue de « Dieu ») que le film bascule. Pierre rencontre un compagnon et s'en sortira grâce au fameux « coup de théâtre » que j'évoque plus haut. Dans ce simple plan se devinent toutes les questions qui ne cesseront de hanter le cinéma de Rohmer : le destin, le hasard, la nécessité, le libre-arbitre ou le déterminisme (Pierre croit en sa bonne étoile en raison de sa naissance sous le « signe du lion », -le meilleur- soit dit en passant !).
Discrètement, le cinéaste place des petits signes qui renvoient au hasard (un quidam qui achète un billet de loterie) ou à une certaine « nécessité » (ce point de vue omniscient qui donne l'impression que Pierre a enfin été vu par une divinité). L'enchaînement des diverses « étapes » du récit donne le sentiment à la fois d'une succession de « hasards » (le ticket de métro qui tombe de la poche de Pierre, filmé comme dans un film de Bresson) et d'un cinéma totalement « ouvert » au Réel (ces jolis plans, que rien ne justifient d'un point de vue narratif, où Rohmer se contente de filmer un vol d'oiseaux devant Notre-dame). Pourtant, la « transparence » du Réel se heurte également à un « mystère » qui est celui du « destin ».
Dès ce premier film, tous les thèmes du cinéaste sont « en place ». Par ailleurs, ce qui est plus rare chez lui, il parvient à saisir avec une réelle intensité la solitude d'un personnage à qui tout échappe soudainement (argent, travail, amitié...). Les scènes où Pierre se trouve à côté de gens indifférents vaquant à leurs amours ou à leur quotidien sont très fortes et, je trouve, toujours très « actuelles ».
Sans être mon préféré du maître, le film s'avère assez passionnant et mérite toujours d'être redécouvert...