Tempête sous un crâne
Clean, Shaven (1993) de Lodge Kerrigan avec Peter Greene (Editions Cinémalta)
L'impact que certains films peuvent avoir à leurs sorties alimente parfois certaines « légendes ». C'est ainsi que la petite histoire veut qu'une femme ait fait une fausse couche en découvrant Un chien Andalou de Buñuel. Pour Clean, Shaven, je garde encore en mémoire une émission du Journal du cinéma de Canal + où l'on voyait une spectatrice cannoise sortir en tremblant du cours de la projection et raconter, presque en larmes, le caractère insoutenable du premier film de Lodge Kerrigan.
Pendant très longtemps, une aura de « film le plus terrifiant de l'histoire du cinéma » a plané (dans mon esprit) sur Clean, shaven. En le revoyant quinze ans après sa sortie et quelques années après une première découverte câblée, force est de constater qu'il n'a rien perdu de sa force et de son caractère éprouvant. En revanche, c'est moins par ses scènes insoutenables (elles sont très limitées mais prévenons néanmoins nos aimables lectrices que deux scènes sont particulièrement dures) que le film prend aux tripes que par la manière dont le cinéaste parvient à nous faire pénétrer dans l'esprit dérangé d'un schizophrène.
Peter Winter sort d'un institut psychiatrique et retourne dans sa petite ville natale dans l'espoir de retrouver sa fille. Parallèlement, il est suspecté par un policier, qui le suit à la trace, d'être l'auteur d'un crime contre une jeune femme ...
Pour Lodge Kerrigan, il s'agit donc de faire partager aux spectateurs l'univers sensoriel d'un esprit dérangé persuadé d'avoir un émetteur radio au bout d'un doigt et une récepteur au sommet du crâne. Comme le dit fort justement Ludovic dans sa remarquable critique, le talent du cinéaste est de ne jamais sombrer dans l'illustration conventionnelle de ce que pourraient être les symptômes présumés de la folie. Comme il le fera par la suite dans le très beau Claire Dolan, Lodge Kerrigan adopte un style rigoureux et froid, à peine troublé par un découpage privilégiant soudainement décadrages et « flashs mentaux » (qu'on me passe l'expression maladroite) qui nous place d'emblée du côté de la perception mentale de Peter.
Si le film est si oppressant, c'est sans doute parce que le cinéaste ne nous permet pas d'isoler le personnage dans la sphère de la pathologie : impossible de se rassurer en envisageant Peter comme un être radicalement « autre » (le « fou »).
Clean, Shaven est un « film cerveau », une œuvre qui parvient à rendre compte de la perception d'une conscience troublée d'une manière quasi sensorielle.
L'une des clés de la réussite du projet, c'est d'abord une extraordinaire bande-son comme on n'en a rarement entendu au cinéma si ce n'est chez David Lynch. Kerrigan mêle des nappes sonores indéfinissables (sonorités industrielles) à des voix intérieures, des ondes de radio troublées, des grésillements divers... Le spectateur, comme Peter, est immergé dans un bain sonore asphyxiant qui rend merveilleusement compte des troubles et des douleurs de la conscience du personnage. Il est d'ailleurs temps de dire un mot de la composition hallucinante de Peter Greene qui se révèle totalement habité par son rôle et qui n'est que trous noirs et mystères. C'est à la fois un des personnages les plus inquiétants qu'il m'ait été donné de voir dans un film (je n'exagère pas !) et l'un des plus déchirants.
Sa « folie » contamine tout le reste du film et finit par remettre en cause de manière assez abasourdissante nos perceptions. Sans révéler les tenants et aboutissants du récit, Kerrigan interroge notre regard sur « l'anormal » que l'on condamne par avance, à l'image de ce flic qui le pourchasse tout au long du film. Or la « folie » n'est-elle pas qu'une inadaptation à une norme donnée ? La véritable folie n'est-elle pas dans la violence d'un monde où l'on retrouve des adolescentes atrocement mutilées. Précisons que la violence que filme Kerrigan n'est jamais complaisante : Ludovic a encore mille fois raison de souligner que le cinéaste prend bien soin de prendre à contre-pied toutes les normes en vigueur, à savoir ne pas filmer l'acte de tuer (globalement rendu indifférent par plus de cent ans de cinéma où l'on sort très facilement un revolver) pour se concentrer davantage sur les « effets » de ces meurtres.
Clean, Shaven est un film de « plaies », de souffrances et de cicatrices physiques mais également mentales. En nous faisant partager l'intense douleur de son personnage, le cinéaste parvient à rendre compte de l'opacité du Réel, son mystère foncier, son incroyable violence.
Que ceux qui désirent absolument découvrir ce film sans en rien savoir s'arrêtent ici puisque je vais révéler maintenant que Peter réussit, à un moment donné, à renouer avec sa petite fille. Pourquoi le révéler ? Parce que dans ce passage magnifique se situe, à mon sens, la quintessence du film, le cinéaste parvenant à la fois à nous éprouver grandement (on a peur à chaque seconde pour la fillette) et à nous bouleverser (je n'en dis pas plus !)
Tourné avec un budget ridicule et sur plus de deux ans (Kerrigan explique en bonus qu'il a été, en raison des contraintes, obligé de doubler son acteur principal absent dans une scène-clé du film), Clean, Shaven est un premier film à la fois totalement maîtrisé et incroyablement « ouvert » (Kerrigan parvient à toujours laisser planer une atmosphère de doute, de mystère, d'irrésolu...).
Un film qui laisse en nous des traces profondes et durables...