L'extase et l'effroi
Collection Romans érotiques vol. 2 (Editions Cinémalta) :
La véritable histoire d'Abe Sada (1975) de Noboru Tanaka avec Junko Miyashita
Bondage (1977) de Noboru Tanaka avec Junko Miyashita
« L'érotisme est l'approbation de la vie jusque dans la mort. » (Georges Bataille)
Louons l'excellente initiative des éditions Cinémalta qui nous proposent actuellement une plongée dans les méandres du « pinku eiga » (cinéma « rose » japonais), cinéma érotique d'exploitation relancé sous l'appellation « roman porno » par la Nikkatsu au début des années 70 lorsque la fameuse firme japonaise se trouva au bord de la faillite.
Contrairement à ce qui se passa à peu près partout dans le monde où, à de rares exceptions près, le cinéma érotique fut toujours roublard, paresseux et dénué de toute inventivité (affirmation évidemment très lapidaire qu'il faudrait fortement nuancer, ne serait-ce qu'en citant les noms de Tinto Brass, Jess Franco, José Bénazéraf, Salvatore Samperi -qui vient de nous quitter, hélas-, GP.Griffi, PF.Campanile, Walerian Borowczyk et quelques autres), ce cinéma de genre permit à des cinéastes de grands talents de développer des univers personnels tout en affirmant des choix esthétiques très forts. Nous vous parlerons très prochainement de Tatsumi Kumashiro mais il faut citer également Masaru Konuma, Toru Murawaka ou encore Noboru Tanaka.
Ancien assistant d'Imamura et de Suzuki, Tanaka fut l'un de ces artisans qui parvinrent à donner ses lettres de noblesse à un genre ultra codifié. Si l'érotisme constitue bel et bien le cœur des deux films proposés dans ce coffret, jamais il n'apparaît comme un « piment » indépendant du projet global des œuvres. Pour le dire autrement, jamais le spectateur n'a le sentiment qu'on lui offre une « scène de cul » toutes les dix minutes pour lui permettre de se rincer l'œil. Le fait que le genre soit extrêmement codifié au Japon (nul n'ignore que la représentation des poils pubiens et des sexes à l'écran est rigoureusement interdite) oblige les cinéastes à un effort constant de stylisation. D'autre part, le cadre de l'érotisme leur permet de traiter plus frontalement ce qui se trouve suggéré dans de nombreuses œuvres : la passion dévorante, le rapport au sexe, la question de la jouissance...
J'avais déjà vu La véritable histoire d'Abe Sada diffusé autrefois sur le câble avec La maison des perversités du même Tanaka. Mais je dois dire que sa redécouverte m'a stupéfié tant sa réussite me paraît éclatante. Le cinéaste prend ici comme point de départ un fait divers qui défraya la chronique dans les années 30 au Japon et qui servit de support à Oshima pour tourner ce chef-d'œuvre absolu qu'est L'empire des sens. En deux mots, il s'agit du récit d'une passion dévorante entre un homme marié (Kichi) et une ancienne geisha devenue servante, Abe Sada. Leur amour est tellement puissant qu'il ira, comme le suggère la citation de Bataille, jusqu'à la mort lorsque Sada étranglera son amant avant de lui trancher le sexe qu'on retrouvera sur elle au moment de son arrestation...
De ce drame passionnel, Oshima tirera un huis clos magistral où la mise en scène enferme peu à peu les deux amants jusqu'à la mise à mort (le titre original du film pouvant d'ailleurs se traduire par « la corrida de l'amour »). Tanaka joue un peu moins sur la progression tragique et sa narration est sans doute un peu plus « convenue ». Néanmoins, le film est extraordinaire tant il parvient à rendre l'intensité de cette passion.
Très habilement, le cinéaste joue sur des indices qui annoncent dès le départ la tragédie à venir (Kichi et Sada « jouent » par anticipation ce qu'ils vont vivre). Lorsque Sada accomplit son œuvre, elle grave sur la peau de son amant un petit message à l'adresse de la société « Kichi et Sada : seuls au monde ». Avec une force incroyable, Tanaka parvient à filmer un amour fou total qui ne peut se terminer que dans la mort.
La scène de la mise à mort est d'une beauté stupéfiante, le cinéaste jouant sur le cadre, sur des éléments de décors qui « déréalisent » la scène et nous font pénétrer dans l'esprit de Sada (la chambre devient une espèce de piscine de sang) et sur une lumière admirable (le jeu sur la couleur rouge est extraordinaire).
Ce moment ne représente pas le « climax » du film comme chez Oshima, ce qui permet à Tanaka de nous faire marcher aux côtés de Sada après son acte. Louons à ce propos la grande performance de Junko Miyashita (une habituée des « romans pornos ») dont la remarquable interprétation permet d'offrir au personnage une rare intensité.
Nous la retrouvons d'ailleurs dans Bondage, film un tout petit peu moins réussi mais passionnant de bout en bout. Tanaka dresse ici le portrait de Seiu Ito, un artiste japonais spécialiste du bondage. Parce qu'elle lui rappelle sa femme, Seiu entraîne Taé, une jolie prostituée, dans une spirale sado-masochiste qui les mèneront aux portes de la folie et de la mort.
Dans sa présentation du film, Tanaka revendique clairement l'influence de Bataille et nous offre une nouvelle réflexion sur la passion et ce qu'elle implique : les rapports de domination, le mystère de la jouissance, l'extase et l'effroi... En photographiant cette femme qu'il ligote, qu'il traîne dans la neige ou qu'il plonge dans un lac gelé, Seiu tente de capter ce moment où l'Autre s'abandonne vraiment, offre tout (son corps, son âme) à celui qu'elle aime. Cet abandon est à la fois une terrible souffrance mais c'est également dans cette souffrance, cet effroi que va se nicher la jouissance. La relation sado-masochiste (qui n'est vraiment pas ma tasse de thé, c'est peut-être d'ailleurs pour cette raison que j'ai été un peu moins sensible à ce film qu'à la véritable histoire d'Abe Sada) est une manière pour le cinéaste d'intensifier ce qui se trame habituellement derrière chaque rapport amoureux : des rapports de force, de domination et d'abandon...
Là encore, le spectateur constatera de véritables efforts de stylisation au niveau de la mise en scène. Certains plans sont tout simplement sublimes (l'image de cette femme en kimono rouge avançant dans l'immensité d'un décor blanc de neige) et le cadre est toujours inventif (jouant sur une certaine claustrophobie en intérieur alors que la somptuosité des extérieurs renvoie à une certaine solitude).
Pour tout vous dire, c'est extrêmement plaisant de voir un cinéaste qui prend le sexe au sérieux et ne se contente pas des gaudrioles d'usage. Les films ne sont pas forcément très « érotiques » du point de vue de la représentation (ça se limite généralement à quelques poitrines dénudées) mais ils ont l'érotisme chevillé au corps (si j'ose dire !) en ce sens qu'ils cherchent à décortiquer les affres de passions rouges sang et qu'ils y parviennent avec une acuité parfois bouleversante (j'avoue que le personnage d'Abe Sada me tourneboule comme aucun autre).
Espérons vivement que nous aurons des occasions de redécouvrir d'autres films de Noboru Tanaka car nul doute qu'il s'agit d'un vrai, d'un grand cinéaste...