Le temps qu’il reste (2009) de et avec Elia Suleiman

 

Cela faisait un moment que nous étions sans nouvelles du cinéaste palestinien Elia Suleiman puisque son excellent Intervention divine est sorti il y a déjà…sept ans (comme le temps passe !). Nous le retrouvons aujourd’hui à l’arrière d’un taxi, silhouette floue embarquée vers un endroit mystérieux. La séquence fantomatique qui ouvre le film est très curieuse (et très belle) puisque le chauffeur qui conduit Suleiman (jouant ici son propre rôle) se fait surprendre par un orage et une tempête. Son passager et lui roulent sous des torrents d’eau et des flashes aveuglants d’éclairs qui rappellent également les sinistres raids aériens de l’armée israélienne. Ils errent dans un brouillard indéfini jusqu’au moment où le chauffeur s’arrête, désespéré, en se demandant à haute voix où il peut bien être…

Pour un cinéaste palestinien qui dut s’exiler à l’âge de 17 ans, il semble normal que cette question du lieu ait une importance primordiale. Avec le temps qu’il reste, il revient donc sur l’histoire de son pays en commençant par la guerre de 1948 pour finir à Nazareth aujourd’hui où il revient au chevet de sa mère malade.

Avec son style inimitable, Suleiman entreprend donc de raconter 60 ans de l’histoire du conflit israélo-palestinien par le biais d’une chronique familiale douce-amère. Le film débute en 1948, avant la naissance du petit Elia et se présente comme un hommage au père, guerrier héroïque palestinien qui échappa de peu à la mort dans les combats. Ce premier mouvement du film intéresse plus qu’il n’emporte réellement l’adhésion. Pour le dire autrement, on admire la maîtrise incroyable de la mise en scène du cinéaste (beauté et rigueur du cadre, intelligence diabolique du montage…) mais il n’est pas certain que le genre « guerrier » soit celui qui siée le mieux au burlesque minimaliste qu’affectionne généralement Suleiman. Filmer frontalement la guerre et la violence n’est pas ce qui lui réussi le mieux, alors que par la suite, il saura rendre toujours palpable cette violence mais en la filmant depuis un point de vue plus intimiste et quotidien.

Après l’épisode de 1948, nous voilà en 1970 et de plain-pied dans la chronique familiale à la fois cocasse et mélancolique. Autant ne pas tromper sur la marchandise : ça serait mentir que de dire qu’on s’esclaffe toute les cinq minutes devant Le temps qu’il reste. Mais pour quiconque adhère au principe de l’humour minimaliste à la Kaurismäki, le film est un régal, mélange de portraits savoureux (le voisin qui veut s’immoler par le feu) et d’anecdotes pittoresques (les petits enfants arabes entonnant les chants patriotiques israéliens, l’institutrice « censurant » les scènes de baisers des films hollywoodiens…).

Suleiman enchaîne une succession de vignettes à la fois décalées (l’humour naît aussi de la répétition des mêmes moments) et incroyablement composées (encore une fois, le cinéaste joue avec toutes les ressources du cadre –hors champ, lignes de composition qui lui permettent de faire se dérouler deux actions simultanément…). Après 1970 vient 1980 et le moment où Elia devra choisir l’exil.

Enfin, il y a cette dernière partie si émouvante où Suleiman, presque quinquagénaire, revient sur les lieux de son enfance. C’est lorsqu’il retrouve une Nazareth désertifiée, habitée seulement quelques ectoplasmes (les vieux copains taiseux du cinéaste qui ne prononcera pas non plus un mot de tout le film) que tout le début du film prend rétrospectivement son ampleur. Les lieux qu’il retrouve, c’est à la fois un pays auquel il a été arraché ; mais également les parfums de son enfance. Il y a quelque chose de très drôle et de très émouvant dans la manière dont Suleiman joue à agacer sa mère (joué par le propre tante du cinéaste) en lui touchant la main pendant qu’elle regarde la télé parce qu’on sent une complicité entre eux qui n’a plus besoin de passer par les mots et la parole.

Toute la beauté du Temps qu’il reste tient dans ce non-dit : non-dit de l’amour filial pour un père et une mère héroïques, non-dit de la douleur palestinienne au cœur d’un conflit inique (voir ce combat de rue où les palestiniens n’ont que des cailloux pour se défendre contre les fusils israéliens). Jamais Suleiman ne verse dans le réquisitoire militant mais se contente de filmer quelques scènes qui peuvent évoquer la résistance du peuple palestinien. C’est le moment très drôle où un jeune homme sort dans la rue, le portable collé à l’oreille tandis qu’un énorme canon suit le va-et-vient de ses pas (métaphore élégante pour dire la disproportion de l’attirail de l’armée israélienne contre une population désarmée) ou encore ce passage délicieux à Ramallah où des soldats israéliens décrètent le couvre-feu tandis que des jeunes de la ville dansent dans une discothèque et semblent se moquer royalement de ces ordres.

La résistance chez Suleiman est une indifférence aux commandements de l’ennemi (à l’image également de ces scènes de pêches nocturnes récurrentes qui finissent par devenir un petit « jeu »).

Avec une rare élégance, Elia Suleiman parvient à parler du temps qui passe, de ses souvenirs d’enfance inextricablement liés au conflit dans lequel est toujours engagé son pays et de la douleur de perdre des êtres chers. Il le fait avec délicatesse et humour, sans jamais s’appesantir ou se montrer complaisant.

Nous n’avons plus alors qu’à lui tirer notre chapeau…

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