Ni d’Eve ni d’Adam (1996) de Jean-Paul Civeyrac avec Guillaume Verdier, Morgane Hainaux

 

 

Je me rappelle que ce film est sorti à peu près à la même époque que La vie de Jésus de Bruno Dumont. Deux premières œuvres aux titres « religieux » et qui abordent, paradoxalement, le sacré par la voie du profane. Difficile en effet de faire plus « terrestres » que ces deux films ancrés dans une réalité sociale très dure (les jeunes désœuvrés de Dumont commettant un crime raciste dans le décor désolé d’une petite ville du Nord de la France, les petits voyous de Civeyrac zonant dans une cité de Saint-Etienne) mais qui ne cherchent absolument pas à faire de la sociologie. Chez ces deux cinéastes, il y a une vision très noire d’une humanité frisant la bestialité avec toujours l’idée d’une possible « rédemption » ou tout au moins, d’une prise de conscience individuelle.

 

 

La première partie de Ni d’Eve, ni d’Adam est la plus « conventionnelle » en ce qu’elle ne s’éloigne guère des chroniques réalistes qui encombrent les écrans français depuis 15 ans. On y suit les méfaits d’un petit caïd, Gilles, qui soudain pète un câble et frappe un de ses professeurs, vole de l’argent, participe à des bagarres en ville et fait tourner en bourrique son amie Gabrielle. Civeyrac filme plutôt bien cette bande d’adolescents violents et sans avenir. Son talent est de ne pas jouer la carte du naturalisme ni de tenter d’expliquer cette barbarie qui semble soudain s’emparer d’une certaine jeunesse. Pas de psychologie ou de sociologie de bazar : juste des corps et des actes filmés avec une rigueur discrète (la mise en scène est assez épurée). On constatera alors avec un certain effroi que chaque personnage, mis à part Gabrielle, ne cesse de nier l’altérité. Que ce soit Gilles ou les autres, il semble impossible d’amorcer un dialogue avec ces jeunes et lorsque les mots ne sont plus là comme médiateurs, c’est la violence qui surgit. Et ce qui est vrai pour les ados est valable pour le père de Gilles qui, excédé par les mensonges de son fils, le bat à coups de ceinture et le fiche à la porte de chez lui.

 

 

Commence alors une cavale où Gilles cesse d’être le « leader » d’une bande pour devenir une petite bête traquée par tous. Le film prend alors son envol et on commence à voir où le cinéaste veut nous emmener. D’autres images viennent alors se superposer et l’on songe aux autres films sur l’enfance brisée, que ce soit les 400 coups de Truffaut (référence inéluctable), à L’enfance nue de Pialat (film magnifique) ou à La drôlesse de Doillon. Mais c’est surtout sur les traces de Bresson que marche Civeyrac. Lorsque Gilles est filmé en contre-plongée au milieu de la cité, en train de hurler sous la fenêtre de ses parents pour qu’ils lui ouvrent la porte et que tous les voisins l’insultent et lui balancent des canettes vides à la figure ; on repense aux héroïnes brimées de Au hasard Balthazar et de Mouchette. Sauf qu’ici, Gilles est à la fois une victime et un bourreau. C’est ce que cherchera à lui faire comprendre son amie au prénom angélique (Gabrielle) qui le suivra dans sa cavale. C’est elle qui le morigène et qui lui ordonne de s’excuser pour tout ce qu’il a fait, premier pas vers une prise de conscience morale de ses actes.

 

 

Je ne révèlerai pas la fin mais il y a quelque chose de très beau dans cette manière qu’à Civeyrac de filmer ces enfants perdus qui tentent de se réchauffer ensemble contre un univers glacial ligué contre eux. Le cinéaste sème quelques symboles religieux dans ses plans (les deux enfants dormant dans la paille comme dans une crèche, surpris au petit matin par un âne bressonien, les magnifiques plans finaux où le décor forme des mandorles au-dessus de la tête des deux personnages…) mais de manière discrète, sans appuyer. Il n’est pas ici question de foi mais juste d’une prise de conscience qui permet de s’élever au-dessus du trivial.

 

 

Tel qu’il est, Ni d’Eve ni d’Adam manque parfois un peu d’ampleur (on est loin de la géniale stylisation de certains Bresson) et ressemble un peu à une bonne copie d’un élève doué et appliqué (le défaut majeur des premiers films FEMIS !). Il n’empêche que c’est un film très intéressant, révélant le regard singulier d’un cinéaste discret dont nous vous reparlerons très prochainement…  

 

 

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