Soupe aux anars
Soupe au canard (1933) de Leo McCarey avec Groucho, Harpo, Chico et Zeppo Marx et Margaret Dumont
Plutôt que de rabâcher ce que j’essaie de vous faire maladroitement comprendre depuis quatre notes, je vais laisser la parole à Marc-Edouard Nabe qui a écrit un texte magnifique sur les Marx brothers dans une contribution à un livre intitulé Leo McCarey, Le burlesque des sentiments (texte repris dans Oui. Editions du Rocher 1998) et à qui je vole éhontément le titre de ma note. Je vous en livre ici quelques extraits qui concernent Soupe au canard, chef-d’œuvre qui représente au cinéma ce qu’Ubu roi de Jarry fut au théâtre. Ce n’est pas peu dire !
« Les Marx ont besoin d’être étudiés, épiés même, avec le plus grand sérieux. En fait, et c’est valable pour beaucoup de génies comiques, il faudrait ne pas rire pour mieux apprécier l’énergie des Marx, au sens électrique bien sûr. Ils allument, ils déchargent, court-circuitent, électrocutent selon les cas. Ils branchent et connectent des fils invisibles, des prises incompatibles, bref, ils donnent de la lumière. On ne sait plus si ce sont leurs présences, la mise en relation survoltée de leurs présences particulières à chacun qui fait passer le courant d’eux à nous, pauvres non-frères ! Aucune déconnade dans cette histoire-là, aucune dérision ni burlesquerie de bas étage. La gravité de leur mission évangélique se lit d’ailleurs sur leurs visages. La face soudain noble de Harpo lorsqu’il touche sa harpe à un moment précis du film révèle cette concentration, mais elle n’est pas moins présente dans les attitudes les plus exubérantes de Groucho, les embrouillamini de Chico ou même le retrait métaphysique de Zeppo… »
« Si les Marx sont anarchistes, c’est d’une façon si anarchique qu’aucune politique ne peut y retrouver ses petits. Le désordre qu’ils installent est d’un ordre si métaphysique qu’aucun message ne peut s’exprimer sans se faire foutre de sa gueule. C’est en ce sens que je les ai toujours considérés comme hautement subversifs, capables de subvertir l’idée même d’anarchie, ou plutôt de lui redonner son âme d’avant la politisation. La gratuité du jeu anarchique des Marx est tout à leur honneur. En revoyant Duck soup, je n’ai pas été déçu de ne pas découvrir des arrière-sens politiques sur la façon de mener un pays occidental à sa perte, ni même de diriger une guerre. Les Marx sont incompétents à politiser leurs discours parce que leur souci est de désordonner les réflexes : il suffit de les voir bouger. Quand Groucho se vante de sa supériorité sur Chaplin (la parole), il n’en pense pas un mot. En vérité, c’est Chaplin qui parle, c’est lui qui a le discours pour dire ce qu’il a à dire sur le monde en marche. Groucho ne parle pas : il massacre le langage : il n’a pas de discours mais un style. Voilà pourquoi, il s’est toujours voulu écrivain, ignorant encore qu’il l’était davantage dans ses films en décochant une vacherie à un con ou en remaquillant une femme à la sauce goujat, que lorsqu’il se mettait à troquer le cigare pour le stylo-plume ! »
« Avec le recul, je persiste à dire que ce qu’il y a de plus politique est ce qui passe outre le politique, en matière d’anarchie surtout. Dès que le social s’en mêle, c’est foutu. Je sais qu’il y aura toujours des gauchistes chagrins (pléonasme !) pour me dire que Groucho ne porte pas une queue de pie pour rien et que l’imper en loques de Harpo en fait une sorte de SDF avant la lettre, mais autant je ne nie pas la grandeur sociologique (je préfère à sociale) de Charlot, autant j’affirme que le sens mystique de l’anarchisation de tout, jusqu’à l’air qu’ils respirent, exempte les Marx de tout souci social. Ils tombent du ciel pour foutre le feu à la terre et aux mers : voilà leurs éléments. »
« L’anarchie, elle est dans le n’importe quoi maîtrisé en virtuoses par les frères angéliques. Elle est dans la machine de guerre séductionnelle de Groucho draguant, vexant, dictant une lettre, lançant des ordres, chantant, cassant, s’enrageant, plaisantant, déconnant comme une mitraillette verbale incontrôlable. Quand Harpo se fait porter le genou par quelqu’un ou bien prend un bain de pieds dans un bocal de limonade, ou encore lorsqu’il coupe aux ciseaux (c’est dans Soupe aux canards, qu’il sectionne le plus de choses) cravates, torchons, cigares, poches de pantalon, plumes de paon, on n’est pas loin d’une attitude de terroriste. L’acte gratuit et aveugle est peut-être celui qui se rapproche le plus du jeu d’acteur d’un Marx. Leurs interventions ne sont pas dadaïstes, ni surréalistes, ni situationnistes, elles sont anarchistes, je le répète, exactement comme les attentats auxquels elles font penser. Les Marx sont aussi inacceptables et incompréhensibles dans leurs attitudes attentatoires que les terroristes le sont dans les leurs. Tous semblent vouloir réaliser en direct des utopies, aussi absurdes et criminelles soient-elles. Et c’est ça la vraie anarchie, cette audace à ouvrir un possible dans le réel, quelles qu’en soient les conséquences. Voila pourquoi le désordre est leur but, sans que les moyens pour y parvenir aient besoin de s’alourdir d’une « pensée ». Le non-sens n’a qu’un sens : le sens interdit ! »
« Les Marx Brothers détruisent le monde autour d’eux pour s’ensevelir dessous. Un peu comme Samson qui fait s’écrouler le Temple des Philistins, quitte à être écrasé comme les autres sous les lourdes pierres. L’ambiguïté biblique de Chico, Groucho et Harpo n’est plus à démontrer. Ce sont des personnages de l’Ancien Testament projetés dans le monde américain que leur anarchisme biblique dévaste. On ne fout pas la merde à ce point-là sans être conscients que la merde est sacrée.
L’agressivité verbale de Groucho, ce faux moustachu ; les récits embrouillés de Chico, ce faux Italien ; les saccages gestuels de Harpo, ce faux muet, sont des armes pour détruire l’interlocuteur. Qui ose espérer échanger quoi que ce soit avec les Marx doit être détruit sur l’instant : voilà la loi anar des frères du désastre. »