Le diktat des conventions
Brève rencontre (1946) de David Lean avec Célia Johnson
Idée pour une de ces grandes enquêtes dont je suis friand : quels sont les grands classiques, parmi ceux que tout le monde connaît par cœur, que vous n’avez jamais pu (ou voulu !) voir ? A cette question je répondrais d’emblée Autant en emporte le vent que je n’aie jamais eu le courage de regarder. Mais il y a également tous les gros succès de David Lean, que ce soit Le pont de la rivière Kwaï, Docteur Jivago ou Lawrence d’Arabie. Jamais vus ! Et j’avoue que ces gros machins obèses qui semblent suinter l’académisme le plus rance me tente presque autant que l’idée de contracter un PACS avec Philippe De Villiers (même si je suis persuadé que sous ses airs revêches, le bougre serait foutrement d’accord !) ou d’un déjeuner à la campagne en tête à tête avec Mathilde Seigner ! Pour être franc jusqu’au bout, je n’avais jusqu’à hier soir vu aucun film de David Lean et ne m’en portait pas plus mal !
Coïncidence malencontreuse : le jour de mon « dépucelage leanien » je tombe sur l’hommage éthylique1 à Gérard Oury du toujours sémillant Luc Moullet dans le dernier numéro des Cahiers du cinéma et je lis ceci : « Car sa force, c’est qu’il y a au moins une minute de bonne dans chacun de ses films. David Lean n’a pas atteint ce niveau ».
Même si je n’accorde que peu de crédit à ces formules péremptoires (qui m’a néanmoins bien fait rire), elles ne vous mettent pas à la bonne température pour plonger dans le grand bain !
Luc Moullet exagère car il y a bien quelques passages assez bons dans Brève rencontre. Je pense à la scène de séparation des deux amants au début du film : une main sur l’épaule de la femme, la caméra reste sur son visage pétrifié tandis que la bande-son nous laisse entendre le train qui s’éloigne à jamais. Quelque chose passe dans cette scène que nous reverrons de manière un peu différente à la fin du film lorsque tous ses enjeux auront été éclaircis (très beau plan où l’affreuse harpie bavarde rencontrée malheureusement à la gare accapare brutalement le champ et remplace l’homme qui vient de partir). Il y aura également un travelling assez émouvant sur la fuite éperdue de l’héroïne (travelling avant puis arrière avec un raccord dans l’axe). Mais dans l’ensemble, tout cela n’est pas très bon.
A cet instant précis de ma note je m’aperçois, lecteur chéri mon amour, que je ne t’aie pas encore touché deux mots du résumé de l’œuvre. C’est bien simple : un homme et une femme, mariés tous deux (shocking !), se rencontrent dans une gare et se brûlent aux flammes de la passion. Après avoir batifolés sagement (tout cela reste tristement platonique), ils prendront le parti du renoncement (d’où la main sur l’épaule et le train qui se barre à jamais !). Vous allez me dire: mais c’est In the mood for love ! Euh, oui! Sauf qu’ici la mise en scène ne fait preuve d’aucune originalité et que nous barbotons dans un bon vieil académisme british poussiéreux qui assomme rapidement. Le mélo est très convenu et manque de fièvre pour nous arracher la petite larme que nous étions prêts à verser. Autre chose : les acteurs manquent cruellement de charisme et ne sont même pas séduisants (c’est le genre de chose qui me répugne à écrire mais c’est vrai !)
Reste le propos qui me semble d’un conformisme si outrancier qu’il en devient déplaisant. Entendons-nous bien : le mélodrame hollywoodien a souvent été basé sur le renoncement. Mais comme l’écrivait merveilleusement bien JP. Manchette : « Hollywood a passé le plus clair de son temps à vendre aux pauvres des images de crime et de débauche. Et quand Hollywood vendait aux pauvres les images du renoncement final, celles-ci ne valaient que par la grandeur du rêve à quoi il fallait finalement renoncer. Hollywood fourguait aux gens leur propre deuil d’eux-mêmes. C’est assez dégueulasse, comme procédé. Mais ça obligeait Hollywood à dire toujours mieux, d’une manière de plus en plus passionnante à quoi les pauvres devaient renoncer. Il ne faudra pas s’étonner si le programme minimum de la prochaine révolution inclut la réalisation terrestre du cinéma hollywoodien (et des autres arts). »
Chez Lean, c’est strictement l’inverse. Le rêve auquel il faut renoncer est assez étriqué (une petite ballade en barque sur la rivière ou une sortie au cinéma) et ne vaut en aucun cas qu’on lui sacrifie la prison conjugale et les marmots. De ce point de vue, le film suinte le puritanisme rosbif et fait un éloge intolérable de la raison conjugale (le tricot au coin du feu tandis que le mari s’éclate avec ses mots croisés !).
A part quelques chaisières de Notre-Dame et cheftaines sentimentales, ce mélo conventionnel et affreusement vieilli ne convaincra pas grand monde…
1 Je n’arrive pas à m’imaginer qu’on puisse classer la folie des grandeurs et surtout l’infâme Soif de l’or dans la catégorie des meilleurs films du cinéaste à moins d’être sous l’effet de substances illicites.