Graines de violence
Petits frères (1999) de Jacques Doillon avec Stéphanie Touly
Après plus de deux ans de blog, je me rends compte que je n’ai jamais consacré de note à Jacques Doillon et que ce nom apparaît très rarement en ces humbles pages. Rien de prémédité dans cette attitude mais peut-être un symptôme assez révélateur du statut qu’occupe le cinéaste en France. Propulsé comme modèle d’un cinéma d’auteur profond et exigeant à la fin des années 80 et aux débuts des années 90 (rétrospectivement, cela n’a rien de scandaleux puisque c’est à ce moment qu’il signe ses meilleurs films), Jacques Doillon va voir le vent tourner et tomber dans une disgrâce critique un peu injuste.
Je dois moi-même avouer avoir plus ou moins laissé tomber le cinéaste. Alors que certaines de ses œuvres majeures (le petit criminel, le jeune Werther) m’enthousiasmèrent lorsque je les découvrais à 20 ans ; j’ai, par la suite, suivi par intermittence sa carrière (Raja m’a plutôt plu, Carrément à l’Ouest et trop (peu) d’amour un peu moins !) et ne suis même pas allé voir son Petits frères.
La diffusion de ce film sur une chaîne câblée avait donc des allures de séances de rattrapage.
Pour faire très simple, disons que Doillon s’intéresse à deux choses principalement. En premier lieu, les atermoiements du cœur et les rapports de force (souvent amoureux mais pas seulement) entre les individus. Ces psychodrames, Doillon est capable de les élever au rang des tragédies bergmaniennes (comme dans le très beau la vengeance d’une femme) ou de se contenter d’insupportables exercices de style hystériques et bavards (Comédie !).
Sa deuxième spécialité, ce sont les enfants et les pré-adolescents. De La drôlesse à Ponette en passant par Le petit criminel et Le jeune Werther, rares sont les cinéastes qui ont su regarder sans la moindre mièvrerie cette période de la vie où la confrontation avec l’amour ou la mort est vécue avec plus d’intensité.
Petits frères s’inscrit donc dans cette seconde veine de la filmographie de Doillon puisque le cinéaste suit une bande de pré-ados traînant leur ennui dans une cité de banlieue parisienne. Il s’intéresse surtout à Talia, une jeune fille de 13 ans qui fuit la présence de son beau-père à la maison et cherche à retrouver un de ses amis. Elle est accompagnée de sa chienne (un pitbull) que les « petits frères » ne vont pas tarder à faucher pour la revendre…
Comme dans ses meilleurs films, c’est donc une (en)quête qui dynamise le récit, une disparition (la sœur du petit criminel, le camarade de classe qui s’est suicidé dans Le jeune Werther, le chien ici…) qui met en mouvement les personnages que Doillon va suivre avec une mise en scène qui taille dans le vif. La caméra, extrêmement mobile, et le montage heurté (pour dire très vite car c’est plus composé que ça : une esthétique de reportage prit sur le vif) permettent au cinéaste d’épouser la manière de bouger et de parler de ses jeunes interprètes.
Ce qui séduit dans ce film, c’est la justesse du regard que pose Doillon sur ses personnages qu’il regarde comme des individus et non comme des stéréotypes sociaux. Entre l’énergie brutale et butée de « Tyson » (Talia) et la nonchalance un peu gauche d’Ilies (qui s’ouvre peut-être pour la première fois au sentiment amoureux), Doillon laisse son film se gorger de la liberté de ses gamins. J’allais dire que le film est presque meilleur lorsqu’il s’éloigne de la trame scénaristique et se contente de regarder et écouter ces jeunes qui n’ont jamais droit à « leur » image (combien de représentations fausses des « jeunes de banlieues » nous ont asséné, ces dernières années, la télé et les sociologues !). J’aime ces moments où les filles jouent à colin-maillard, où les garçons caressent simplement le chien avec la joie des gamins qu’ils sont toujours malgré leurs allures de petits caïds ou encore ces joutes verbales entre les personnages qui respirent le naturel (jusqu’à ces fous-rires qu’ils ont du mal à retenir et qui devaient être sans doute réels).
Maintenant, le film ne m’a pas totalement convaincu. Je dirais qu’il possède le syndrome « littérature jeunesse ». Entendons-nous bien : j’aime beaucoup cette « littérature jeunesse » et je trouve que certains auteurs ont beaucoup plus de style que d’autres qui n’écrivent pas dans cette catégorie. Doillon en a aussi, du style. Mais malgré cela, il y a toujours dans cette littérature un côté, sinon prêchi-prêcha, un brin édifiant. Ce sont des œuvres « citoyennes » qui abordent toujours des questions de société et y répondent par de bons sentiments. Dans Petits frères, il y a un petit côté comme ça. C’est bien de proposer une autre image de ces jeunes mais on tombe parfois dans l’excès inverse qui est l’angélisme. De la même manière, c’est le droit le plus strict de Doillon de vouloir se passer des adultes mais il aurait alors du aller jusqu’au bout et ne pas nous infliger ce personnage de beau-père qui est sans doute la chose la plus ratée qu’il ait filmé en 35 ans de carrière ! Voilà le type même de caricature taillée à la hache, qui semble sortir de chez Boisset !
De la même manière, on a un peu le sentiment que Doillon se fiche éperdument de la banlieue, des pitbulls, des trafics minables dans les caves sordides… Ce qui l’intéresse, ce sont les individus et les rapports qui se lient entre-eux. Du coup, tout ce contexte « sociologique » (même s’il le traite de biais) dans lequel s’inscrit ce film semble un brin convenu. Doillon chez la « caillera » (dixit notre futur président de la République bananière de France), c’est un peu comme si Carole Bouquet se mettait à présenter télé-foot en survêtement et en baskets ! Pourtant le cinéaste a la capacité de montrer des personnages issus des couches les plus populaires : il l’a merveilleusement prouvé dans Le petit criminel mais il se concentrait alors sur un seul individu et pouvait greffer sur la confrontation Thomassin/Anconina ses propres obsessions. Ici, il manque ce « parler Doillon » et le marivaudage peine à prendre forme.
Malgré toutes ces réserves, le film reste intéressant grâce à la justesse du regard de Doillon sur ses interprètes (tous épatants). Il faut voir Petits frères comme un film de personnages et oublier certains clichés liés au contexte socioculturel (les films sur la banlieue, j’en ai un peu ras la casquette !) et une trame narrative pas très intéressante.