Les anges exterminateurs (2006) de Jean-Claude Brisseau avec Frédéric Van Den Driessche, Maroussia Dubreuil, Lise Bellynck, Marie Allan

 

 

Ca m’a démangé plus d’une fois mais je n’ai pas parlé, au moment opportun, de « l’affaire Brisseau ». En faisant exception de mon admiration pour l’œuvre d’un cinéaste que je voulais défendre, il me semblait pourtant que ce fait divers sordide appellait un certain nombre de considérations dépassant le constat d’un simple retour à l’ordre moral hargneux (tellement flagrant qu’il est inutile d’insister) et le flot d’inepties bien-pensantes déversé par une horde de journalistes se piquant alors de jouer les juges et les flics1. Plus qu’une histoire de « harcèlement sexuel », la condamnation du cinéaste me semblait l’aboutissement d’une logique de monétarisation de l’image des acteurs qui avait commencé avec le recours de l’infâme instit du film Etre ou avoir. Car au fond, qu’est-ce qui dans cette histoire a le plus gêné les apprentis-starlettes : d’avoir été contraintes à se masturber devant une caméra ou de n’avoir pas obtenu le rôle ? Je ne pense pas que Brisseau ait usé d’une arme pour les obliger à faire ces essais. Et lorsqu’on parle d’abus, cela me fait doucement rigoler puisque les scènes incriminées sont dans Choses secrètes, qu’elles sont même la charpente du film et qu’elles tirent leur force de la durée. Au nom de quel putain d’ordre moral interdirait-on à un cinéaste de faire des essais pour les scènes les plus importantes de son film ? Que ce genre de scènes puisse choquer la pudeur de certains, je l’admets ; mais ces jeunes filles n’ont pas été prises en traître et savaient à quoi s’en tenir. Fallait alors ne pas postuler pour le rôle et faire les castings de Delannoy !

Je suis persuadé que c’est moins la teneur des scènes qui les a révoltées que le fait de les avoir tournées pour rien. Dans une société pseudo-permissive, tout est permis à condition de payer et le seul domaine intolérable, c’est la gratuité. Et la bonne affaire du Spectacle (dans le sens que lui donne Debord, pas celui de la « star ac ») , c’est qu’il a finit par réifier totalement les corps. De la pub à la mode en passant par les magasines, tout pousse les individus à mettre en valeur le « capital » de leur corps. L’exhibition ne gêne plus personne à condition qu’elle rapporte. Brisseau a filmé la jouissance des donzelles sans leur offrir la gloire et le pognon sur lesquels elles bavaient. C’est sans doute ça son plus grand crime. 2

 

 

Je ne voulais donc pas parler de cette affaire parce qu’elle m’agaçait énormément et surtout parce que je n’avais pas tous les éléments en main. Si je me permets aujourd’hui d’écrire quelques lignes maladroites pour exprimer mon sentiment, c’est à cause de la sortie des Anges exterminateurs, film fascinant qui offre le point de vue de Brisseau sur ses démêlées judiciaires et fait le point sur les thèmes qui obsèdent le cinéaste.

 

 

François est un réalisateur qui connaît une certaine renommée et qui décide de tourner un film presque expérimental sur le plaisir féminin à partir des expériences que lui racontent ses comédiennes. Pour cela, il fait passer de nombreuses auditions où un bon nombre de jeunes filles déclinent l’invitation. Quant à celles qui acceptent, il les place en situation de transgression et filme des essais érotiques assez poussés…

 

 

A première vue, Brisseau semble avoir tourné ce film comme un avocat écrit sa plaidoirie pour la défense de son client. Même s’il donne le sentiment de vouloir se justifier, le cinéaste dépasse néanmoins cette dimension pour tourner une véritable fiction qui interroge et prolonge les recherches de ses films précédents (en particulier Les savates du bon Dieu et Choses secrètes). De ce point de vue, la scène inaugurale est splendide. Brisseau joue une fois de plus la carte du fantastique discret avec ce couple qui dort tandis que la chambre est envahie de spectres plus ou moins menaçants. Le cadre et la lumière, le jeu sur la profondeur de champ et les éclairages : tout est superbe et renvoie aux œuvres précédentes du cinéaste, montrant ainsi que nous ne sommes pas dans le registre du règlement de compte mais d’une véritable œuvre d’art. .

La suite est passionnante mais plus théorique. J’allais dire qu’on peut voir le film sans rien connaître du fait divers mais qu’il est souhaitable d’avoir vu Choses secrètes pour l’apprécier pleinement puisqu’il s’agit presque d’une analyse de ce film dont on retrouve certaines scènes (les fameuses scènes de masturbation mais également les frissons procurés par la transgression sur des lieux publics –ici dans un restaurant qui renvoie à la scène de métro de Choses secrètes). La démarche du cinéaste, c’est de traquer le mystère du plaisir féminin. Filmer le long cheminement vers l’orgasme, ce moment si mystérieux où le corps et l’esprit s’abandonnent totalement. D’où ces essais que tournent François, cinéaste se nourrissant du suc de la vie réelle pour ensuite le retranscrire de manière stylisée à l’écran.

Dans les anges exterminateurs, on sent d’emblée cette tension érotique qui navigue entre le désir de repousser les limites (chez les actrices comme chez le cinéaste) et ne pas perdre le contrôle de la situation.

 

 

C’est là, à mon sens, que Brisseau n’est pas François. François est un naïf qui ne pense pas en d’autres termes que celui de l’art. Brisseau possède évidemment ce côté mais il n’a pas cette naïveté et sait parfaitement que parler de sexe, c’est parler de pouvoir (Cf. Toujours Choses secrètes). Les anges exterminateurs apparaît alors comme un thriller où la quête d’un homme pour la « vérité » (du plaisir) met en branle une série de mécanismes où se mêlent la manipulation, le mensonge, la séduction, la simulation et l’orgueil de la réussite et du pouvoir. Qu’est-ce qui meut ses jeunes comédiennes ? L’éclat illusoire d’une certaine gloire ? L’idée de transgression qui semble insécable de l’idée de plaisir selon Brisseau ? La volonté d’offrir au cinéaste ce qu’il s’imagine du plaisir féminin pour en obtenir un profit à leur compte ? Car dans une scène qui fera sûrement couler beaucoup d’encre (je n’ai lu encore aucune critique de ce film), une sauterie entre trois filles, on n’est jamais loin du cliché et du fantasme masculin contemplant son gynécée. La scène est pourtant très belle car Brisseau ne la découpe pas, restant à une distance qui permet aux corps de s’exprimer librement. Mais est-ce que ces corps disent la vérité ? Une fois encore, la question de la simulation se double de celle de la représentation. Comment l’art peut-il représenter ce domaine où la vérité est si douteuse ?

 

 

François fait finalement, à ses dépends, l’expérience malheureuse de l’arme que peut représenter le sexe. Jusqu’aux années 70, le sexe a surtout été utilisé comme facteur d’émancipation et de transgression par rapport à une société rigide (ö Sade !). Avec la fin des utopies libertaires laissant place au règne sans partage du marché et du libéralisme économique ; le sexe est devenu un instrument de pouvoir. Le corps ne s’offre plus mais se vend. En voulant jouer avec cette dynamite, François se l’est fait sauter dans les mains.

 

 

La réflexion de Brisseau est passionnante et dépasse son propre cas. Dans une société où rien ne semble plus échapper à ce « trop de réalité » que dénonce superbement Annie Le Brun, quelle place pour la véritable transgression, pour ce que Brisseau appelle la « mystique du sexe » (ô Bataille !) et pour toute cette dimension obscure de l’Art qui prend vraiment le parti de l’humain ?

Ce sont toutes ces questions qui font le prix des Anges exterminateurs.   



1 Dernier avatar de ces immondices politiquement correct, le compte-rendu de l’affaire dans le Télérama de cette semaine où l’on constate avec stupeur que ce crétin de Tavernier vient lui aussi jouer les redresseurs de tort avec une fatuité sans égale.

2 Par association d’idée, je pense à Sue perdue dans Manhattan, à ce moment où l’héroïne montre gracieusement ses seins à un clochard qui n’avait pas du jouir d’une si belle vision depuis des lustres. Geste purement gratuit qui me bouleverse tant il semble appartenir à des temps lointains !

 

 

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