Le bonheur dans le crime
Eugénie de Sade (1970) de et avec Jess Franco et Soledad Miranda
Nous avions croisé le divin Marquis la semaine dernière, le temps d’une adaptation très fidèle (Justine) mais plutôt édulcorée en raison de l’absence totale de style de la part du réalisateur. Rien de tel avec cette transposition de Sade signée Jess Franco, le réalisateur le plus azimuté de tous les temps, qui se spécialisera d’ailleurs un temps dans les adaptations du grand écrivain libertin.
Ah ! Jésus Franco ! Depuis le temps que je voulais vous parler de lui, me voilà tout intimidé, ne sachant pas par quoi commencer. Que dire de cet homme qui tourna plus de 150 films (dont certains sortirent sous 5 ou 6 titres différents, dans des versions plus ou moins remaniées) sous un nombre incalculable de pseudonymes (les plus célèbres : Clifford Brown, Jess (ou Jeff ou AM).Frank , David Khunne, Roland Marceignac…) ? Qu’il tâta de tous les genres : du film policier miteux au porno hard, des WIP (« Women in prison ») films au film d’aventures pour enfant, des films d’horreur (avec, au choix, des morts-vivants ou des cannibales) aux films érotiques soft en passant par le fantastique, son genre de prédilection et celui qui lui sierra le mieux.
Il est très facile de se gausser de ce cinéaste puisque nous nageons avec lui en plein système Z. La plupart de ses films sont totalement fauchés, bâclés d’un point de vue technique et filmés à la hue-dia (sa prédilection pour les zooms est proverbiale). Et même si sa filmographie comporte d’effroyables nanars (l’abîme des morts-vivants, Sexo canibal, le récent Killer Barbys) ; il faut être sacrément aveugle (ou borné !) pour ne pas constater la beauté d’œuvres aussi fortes que L’horrible docteur Orlof, Le sadique Baron Van Klaus ou encore ces merveilles d’érotisme morbide que sont La comtesse noire et Vampyros lesbos.
Eugénie s’inscrit dans la catégorie des œuvres réussies de Franco (si ! si !). Je regrette d’avoir été dérangé au téléphone et de n’avoir pas profité pleinement des premières séquences qui sont étonnantes. On y voit l’écrivain Attila Tanner (sic !), incarné par Franco lui-même, regarder un film où le couple principal du film (Eugénie et son père) met à mort une jeune femme après l’avoir régalé de caresses. Comme le souligne Stéphane de Mesnildot dans son très bel essai sur le cinéaste (Jess Franco : Energies du fantasme. Editions Rouge profond), ce prologue ne trouve à aucun moment sa place dans la fiction et constitue davantage « le noyau psychique du film ». J’y vois surtout une manière très habile de la part du cinéaste de poser la question de l’adaptation au cinéma. Jamais il n’est question de transposition littérale (impossible lorsqu’on affronte le gouffre Sade) mais de mise en scène. Un de mes brillants voisins (encore un marquis !) regrettait à propos de ce film que le cinéaste se soit octroyé un trop grand rôle en tant qu’acteur. Même si l’on peut discuter les capacités de jeu du cinéaste (effectivement assez limitées), il me semble néanmoins que ce rôle d’Attila Tanner est primordial et qu’il constitue le nœud gordien d’un film où il n’est question que de mise en scène et de (re)création.
Ce sont d’abord les personnages de Sade qui sont recréés par Franco le deus ex machina (Cf. le prologue). Puis, le personnage d’Attila Tanner se « dédouble » dans celui du père d’Eugénie (lui-même écrivain sulfureux) qui va modeler selon son propre désir sa fille chérie. Cette dernière, pour boucler la boucle, sera celle qui fera revivre cette histoire d’amour incestueux et criminel de sa propre bouche avant d’agoniser. En s’attachant à cette histoire sadique comme à une pure vue de l’esprit et de l’Art, Franco retrouve l’esprit de Sade et l’idée que seul l’Art peut transgresser les limites et les pousser aux confins de la représentation. Dans une très belle scène, Eugénie et son père prennent des photos « sadiques » d’une jeune modèle. Celle-ci se laisse attacher et se maquille le corps de traces sanglantes. Nous sommes dans le domaine du simulacre jusqu’au moment où Eugénie achève réellement la jeune fille. Comme l’écriture en littérature, c’est la mise en scène qui permet la transgression.
La transgression se situe au niveau des crimes que commettent Eugénie et son père sous l’œil omniscient d’Attila Tanner mais également au niveau de la relation qui unit ces deux personnages. Même si l’on prend soin de nous préciser qu’il s’agit en fait du beau-père et de sa belle-fille, nous sommes dans le cadre d’un amour incestueux. Franco met très bien en scène cette complicité entre les deux amants en rompant avec le réalisme (en une soirée, le couple fait l’aller-retour Paris / Bruxelles en avion) et en créant un espace imaginaire qui pourrait être ce que Stéphane de Mesnildot appelle le « champ du fantasme » (dans La comtesse noire, ce champ fantasmatique sera encore élargi puisque les déplacement de l’héroïne vampire ne correspondront plus qu’à une trajectoire mentale).
En créant cet espace fantasmatique, Franco peut se livrer ensuite à tous les excès (car tout est permis en art). Le film est à la fois violent et d’un érotisme torride (même si encore relativement « soft ») Ce n’est pas sur ce genre de point que j’insiste d’habitude mais les films de Franco sont vraiment d’une rare sensualité. On sent le cinéaste amoureux du corps de ses actrices, désireux de les magnifier tout en oeuvrant très, très loin des accouplements mécaniques et sans grâce qui polluent le genre. A ce propos, je ne vois pas comment on peut continuer à se pâmer devant nos fades vedettes féminines contemporaines lorsqu’on a vu la sublimissime Soledad Miranda (que j’avais découvert dans Vampyros lesbos). Recroquevillée en petite robe sur un canapé, le menton posé sur les genoux, cette créature Balthusienne (avec l’ours en peluche idoine) aux grands yeux noirs provoque le trouble à chaque apparition. Elle est à tomber !
Pour cette muse merveilleuse, cœur de la période « pop » de Franco, Eugénie de Sade mérite le coup d’œil et s’avère, dans son genre, une jolie réussite…