Mère et fille
Sonate d’automne (1978) d’Ingmar Bergman avec Ingrid Bergman, Liv Ullmann
Dans un presbytère à la campagne, Eva (Liv Ullmann) vit avec son mari et sa jeune sœur infirme. Elle invite sa mère, qui vient de perdre son ami, à venir passer quelques jours chez eux. Les deux femmes ne se sont pas revues depuis de nombreuses années et rapidement s’installe entre elles une tension qui ne fera que croître…
Tourné quasiment en huis-clôt et se résumant dans ses grandes lignes à un face à face mère/fille ; Sonate d’automne pourrait illustrer à nouveau le débat sur les rapports entre la mise en scène cinématographique et l’écriture très littéraire et théâtrale du scénario (voir ma précédente note sur Eve). Bergman ne rechigne d’ailleurs pas à recourir fréquemment à ce que l’on pourrait assimiler rapidement à des artifices théâtraux : adresse au spectateur d’un personnage qui commente l’action, monologues, longues séquences dialoguées…Est-ce à dire qu’il n’y a pas là de cinéma ? Bien sûr que non ! Et si le film est remarquable, c’est par la manière qu’à Bergman de parvenir à incarner à l’écran un matériau très littéraire (très beau de ce point de vue, d’ailleurs). Comment s’y prend-t-il ? D’abord par la composition de plans tirés au cordeau. Admirez le plan d’ouverture : Eva est à son bureau et écrit une lettre. Nous la voyons à travers l’embrasure d’une porte (le cadre est dédoublé) en plan de demi-ensemble tandis qu’une voix-off nous présente le personnage. Au bout de quelques instants, un petit panoramique permet au narrateur (en l’occurrence, le mari d’Eva) d’entrer dans le champ et de nous rendre compte qu’il s’adresse directement à nous depuis le début (jeu sur la voix-off qui devient in). L’effet de distance entre le narrateur et sa femme est accentué et tout au long du film, Bergman va jouer sur cette dualité d’échelle de plan. D’un côté, des plans de demi-ensembles très frontaux où les personnages évoluent dans la profondeur de champ (les flash-back sont filmés de cette manière, comme des tableaux surgissant des limbes du passé) ; de l’autre, des visages filmés très près où Bergman fait une fois de plus la preuve de son génie du gros plan (a-t-on vu ailleurs cette figure de style aussi expressive que chez le grand cinéaste suédois ? Regardez l’abasourdissante scène onirique du film).
Si le cadre est très beau, il faut aussi signaler le travail fabuleux du chef-opérateur Sven Nykvist et la beauté de sa photo. Le film baigne dans une gamme de couleurs chaudes un peu passées, de l’ocre au roux en passant par le marron et le pourpre. La photo instaure immédiatement un climat automnal et cette mélancolie crépusculaire du décor entre bien évidemment en adéquation avec les sentiments des personnages.
Autre point fort du film : l’interprétation. Ingrid Bergman et Liv Ullmann sont absolument époustouflantes et habitées par leurs rôles. D’un côté, nous trouvons la mère à la fois castratrice et absente, ayant étouffé dans son ombre la personnalité de sa(es) fille(s) ; de l’autre, une Eva qui a ressassé pendant des années son amertume et ses rancœurs et qui profite des retrouvailles pour vider son sac d’une manière incroyablement violente. Il faut voir les changements de registres des actrices : Ingrid Bergman qui se compose dans un premier temps un masque pour parler à sa fille handicapée qu’elle a plus ou moins abandonnée ; qui joue les divas évaporées avant de s’effondrer sous les attaques de son autre fille. Liv Ullmann commence d’abord par apparaître comme une femme dévouée et courbée sous le joug du malheur (elle a perdu son fils). Puis son visage se durcit sous la haine et la rancune et les mots qui sortent de sa bouche ne sont plus que poison. Elles sont toutes les deux très impressionnantes.
L’énumération des qualités du film que je viens de faire à quelque chose de très scolaire (cadre : 17/20 ; photo : 19/20…) mais je l’ai faite à dessein. D’abord pour prouver que malgré les apparences (littéraires et théâtrales), le film est pensé cinématographiquement. Ensuite, pour glisser entre deux lignes que la réussite d’un film tient peut-être avant tout à une secrète alchimie entre le fond et la forme et qu’il est difficile de l’expliquer rationnellement. La scène où la fille puis la mère interprète un concerto de Chopin est pour moi totalement représentative. Il s’agit de la même pièce, des mêmes notes et la différence dans le résultat ne tient même pas dans la technique mais dans la manière d’interpréter, de comprendre le morceau (la mère reproche à la fille de jouer trop sur le trémolo, sur la sensiblerie). Sonate d’automne, c’est exactement ça : un morceau sur lequel il aurait été facile de déraper (le côté très mélodramatique, la fille handicapée…) et que Bergman emporte avec fermeté et une incroyable musicalité. Et cette musicalité, il n’est pas facile de la décortiquer (est-ce la durée des plans ? Leur agencement ?). Toujours est-il que le film est d’une incroyable densité, d’une incroyable profondeur (les liens familiaux sont décortiqués au scalpel), d’une violence psychologique inouïe et qu’il est tout simplement bouleversant.
C’est superbe…