Lettre à Alfred de Musset
Il ne faut jurer…de rien ! (2005) d’Eric Civanyan avec Gérard Jugnot, Mélanie Doutey, Jean Dujardin
Mon cher Alfred,
Ne croyant ni en Dieu, ni en aucune sorte de vies après la mort ; je doute fortement que, depuis le temps que tu reposes en paix, tu aies pu constater ce qu’ont fait de ton œuvre certains cinéastes avides d’offrir à leurs billevesées un vernis culturel à peu de frais. Télérama parle à propos de cette version cinématographique de ta pièce d’Il ne faut jurer…de rien ! d’une « adaptation académique ». Je ne sais pas si tu es d’accord avec moi mais si j’en crois le dictionnaire, le terme académique désigne un objet « conforme aux normes, conventionnel ». Pour que ce film fut académique, il eût fallu que l’on assiste à une reconstitution très pointilleuse de l’époque (par les décors, les costumes...) et surtout que l’on nous donne à entendre ton texte. Or même si je n’ai pas ta pièce en mémoire (pardonne-moi de ne pas l’avoir relu depuis un certain temps), je doute qu’on y trouve des répliques du style de celle qu’une baronne renvoie à un abbé lubrique lorsqu’il lui demande la permission de se retirer et qu’elle répond du tac au tac : « Retirez-vous, mon ami, c’est que vous faites de mieux » ! Si tu ne connaissais pas la laideur et la vulgarité de l’époque dans laquelle nous évoluons, ce petit exemple caractéristique t’en donnera un désolant aperçu. Tes mots, je ne les ai jamais reconnus. Peut-être est-ce ma faute ! Peut-être devrais-je me replonger dans tes œuvres mais même s’ils sont tiens, ils sont totalement dénaturés par la manière dont le film les met en scène. Ah, si ! J’ai, malgré mes lacunes culturelles, reconnu des extraits d’un fameux passage d’une de tes pièces (passons rapidement sur le fait qu’il se trouve dans On ne badine pas avec l’amour et non dans Il ne faut jurer…de rien !) . Je me permets de le citer en entier tellement sa beauté éclipse en quelques secondes cette manière atroce que le film a de te traîner dans la boue : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : « j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois ; mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. » J’aurais préféré que ce film fut académique : au moins, il m’aurait permis d’entendre ton style. Il n’en est rien.
Cher Alfred, tu as incarné en ce début de 19ème siècle troublé une certaine idée de la modernité. Je doute donc que tu te fusses offusqué d’un film trahissant ta pièce. Mais, aurais-tu accepté qu’on en dénature l’esprit ? Personnellement, je ne l’accepte pas ! Ta pièce n’a servi qu’à réaliser un pitoyable vaudeville où le spectateur est censé rire d’un jeune premier éconduit de la chambre de sa future dulcinée et surpris cul nu dans un couloir alors qu’il est censé rentrer dans sa chambre mais que l’obstacle Gérard Jugnot lui bloque la porte ! Musset en l’an 2000, c’est Max Pécas avec plus de sous ! Tu dus te réjouir de voir arriver au pouvoir les libéraux au temps de Louis Philippe. Si tu pouvais voir où nous en sommes maintenant ! L’argent sali tout et il ne semble exister aucune alternative à son empire totalitaire. Comme monsieur Civanyan a eu les moyens, il s’appuie sur ton texte pour filmer les fastes d’un lupanar ou pour « aérer » son film avec de ridicules scènes d’action. Pour pauvre Alfred, si tu voyais comme c’est mal fichu, mal réalisé !
Je n’ai pas le texte de ta pièce sous les yeux puisque je l’ai lue il y a fort longtemps et que ton livre se trouve dans ma chambre, chez mes parents. J’ai néanmoins retrouvé, sur un petit carnet, une citation qui m’avait plu dans Il ne faut jurer de rien : « il n’y a de vrai au monde que de déraisonner d’amour ». Car il faut se souvenir que tu n’étais pas qu’un esprit brillant et caustique : tu étais également un grand romantique. Pour personnifier ce romantisme, les auteurs n’ont rien trouvé de mieux que d’offrir le rôle du jeune premier à un avorton télévisuel : Jean Dujardin. Cet interprète s’avère aussi pitoyable dans la comédie (style Belmondo sénile des années 80 chez Lautner) que dans la fougue passionnelle (un plissement d’yeux tient lieu de jeu). Par contre, il me faudrait te parler longuement de Mélanie Doutey. J’avais déjà été séduit par cette très belle actrice dans un autre très mauvais film (le frère du guerrier). Au-delà de sa perfection plastique, cette actrice a quelque chose dans le regard de pétillant et un sourire à faire chavirer les esprits les plus endurcis. Elle a un charme fou et une présence à l’écran indéniable. J’aimerais la retrouver dans un vrai film. Tu n’as jamais du entendre parler non plus de Gérard Jugnot. C’est un acteur comique populaire et plutôt sympathique lorsqu’il ne s’épanche pas en propos poujadistes dans de ridicules et ineptes émissions télévisées. Mais on l’imagine plus dans une pièce de Robert de Flers et Caillavet que dans l’une des tiennes (pardon ! Je m’égare dans les anachronismes et tu ne peux pas avoir connu ces deux vaudevillistes qui triompheront au début du 20ème siècle !). Ici, il n’est pas dirigé et il est tout simplement épouvantable ! C’est certainement l’un de ses plus mauvais rôles !
Voilà mon cher Alfred. J’ai voulu venger de manière dérisoire l’affront que les hommes du stupide 21ème siècle t’ont fait subir. Tout le monde se fiche éperdument aujourd’hui de ton théâtre, de la littérature et de l’Art en général à moins de pouvoir en retirer quelques finances. Mais comme tous les grands artistes, tu m’as un jour éclairé et offert de vraies émotions. C’est pour cette raison que j’ai voulu de rendre cet humble petit hommage venu du fin fond des siècles.
Bien à toi.
Docteur Orlof