Horreur judiciaire
La grande combine (1966) de Billy Wilder avec Jack Lemmon, Walter Matthau
Inutile de présenter le grand Billy Wilder mais je rappelle quand même, à l’intention des imbéciles et des étudiants en lettres qui me liraient éventuellement, que ce cinéaste offrit ses plus beaux fleurons aussi bien à la comédie (Certains l’aiment chaud, Sept ans de réflexion) qu’au film noir (Assurance sur la mort, Boulevard du crépuscule). Si l’ensemble de son œuvre reste très classique (ce n’est pas un reproche), ce qui distingue Wilder de ses petits camarades de l’époque, c’est son regard caustique et acerbe sur les mœurs du pays qui l’a adopté. Tout au long de sa filmographie, il fustigera avec beaucoup de drôlerie l’ « american way of life » et s’en prendra à l’hypocrisie des mœurs (Embrasse-moi idiot), à la religion consumériste et au culte de la réussite (l’excellent La garçonnière) ou encore à la presse à sensation (le gouffre aux chimères).
Dans la grande combine, on retrouve cet esprit satirique et cynique. Harry (Jack Lemmon) est un caméraman qui, un jour qu’il couvrait une retransmission d’un match de football américain, se fait rentrer dedans par un joueur et atterrit à l’hôpital. Cet accident bénin (notre benêt n’a rien) donne à son beau-frère (Walter Matthau), avocat véreux, une idée géniale. Il propose à Harry de simuler la paralysie pour obtenir de l’argent auprès des assureurs en les menaçant d’un procès…
La trame est simple comme bonjour et laisse entrevoir un gisement de ressorts comiques : Harry contraint de vivre avec un corset et de faire attention à ne pas faire un geste de trop, les assureurs qui tentent de le prendre en flagrant délit de simulation, les personnages annexes qui veulent soit se racheter (le beau personnage de « Boum-Boum », le joueur noir qui est rentré dans Harry) ou exploiter la situation (l’ex-femme du faux impotent)… Wilder exploite sa mine allegro ma non troppo : l’aspect satirique prenant largement le pas sur ce que le script aurait pu développer en terme de quiproquos délirants. Ce qui séduit dans La grande combine, c’est ce regard sans pitié sur la « judiciarisation » (comme on dit chez les journalistes du Monde) des mœurs (40 ans plus tard, le film apparaît tellement visionnaire qu’il en presque sidérant dans un monde où le moindre pet de travers et la moindre parole un peu discordante s’élevant au cœur du ronron « politiquement correct » conduit direct devant un tribunal). C’est le cynisme de cet avocat qu’incarne à la perfection un Walter Matthau hâbleur et sournois à souhait (avec un accent amerloque à couper à la hache). C’est également l’atroce opportunisme de l’ex-femme qui réapparaît soudain pour tromper une nouvelle fois son trop crédule ex-mari. Les plans où la belle est au téléphone avec son amant à l’arrière plan (dans le lit ou sous la douche) tandis qu’elle laisse entendre à Harry qu’elle n’a cessé de penser à lui sont d’un cynisme jubilatoire. En la montrant comme une grue cupide, Wilder ne fait preuve d’aucune pitié pour la gent féminine. On le taxera sans doute de misogyne mais c’est un détail : c’est très bon !
Le cinéaste décrit un monde où n’existe plus le moindre idéal, où la justice ne sert qu’à extirper du fric dans des magouilles plus que douteuses contre des assureurs qui sont sans doute aussi corrompus. L’amour n’est plus qu’un leurre puisque seul l’argent et un appétit de reconnaissance sociale attirent les femmes. Reste l’amitié qui met un peu de miel dans ce film et lui enlève un peu de son amertume. « Boum-Boum » sera le seul qui préfèrera la loyauté (il se considère redevable de son temps à celui qu’il a « abîmé ») à son propre intérêt (il risque de perdre sa place au sein de l’équipe de football). Lorsque Harry aura compris le manège de sa poupée pour qui il était entré dans la combine, il lâchera tout. Mais Wilder aura le bon goût de ne pas céder à la facilité de la fin trop « moralisatrice » (même si la morale est sauve au bout du compte) ni du gag qu’on attendait fatalement (qu’Harry soit réellement paralysé).
Ce n’est sans doute pas le meilleur film du maître mais ça se regarde avec beaucoup de plaisir pour peu qu’on goûte au « mauvais » esprit du grand Billy…