Cœurs (2006) d’Alain Resnais avec Sabine Azéma, André Dussollier, Pierre Arditi, Isabelle Carré, Lambert Wilson, Laura Morante

 

 

Je vais avoir du mal à vous parler de ce film. D’une part parce que c’est, de très loin, le meilleur film que j’aie vu cette année ; de l’autre, parce que je considère Resnais comme l’un des (si ce n’est le) plus grands cinéastes en activité au monde. Or, c’est bien connu, c’est toujours plus difficile de bien parler de ce qu’on aime. De plus, j’ai le sentiment qu’il existe un vrai malentendu autour de la personne d’Alain Resnais. Dans un premier temps, il a été catalogué « cinéaste intello » lorsqu’il s’est acoquiné avec certains scribouillards prétendus avant-gardistes (Duras, Robbe-Grillet) alors que comme le disait fort justement Serge Daney, il était avant tout un « petit chimiste », un savant fou se servant des autres arts (la littérature, le théâtre, la science, la musique, la BD…) comme matériau de base et les transformer en de formidables expériences cinématographiques toujours inédites (un chef-d’œuvre comme Mélo rendant caduque cent ans de théâtre filmé !) .

Par la suite (à partir de sa fructueuse collaboration avec Jaoui et Bacri), on a voulu voir en lui un amuseur se découvrant sur le tard. Les réactions qu’il m’a été donné d’entendre à la sortie d’On connaît la chanson m’ont semblé illustrer à merveille ce malentendu. D’un côté, nous trouvions les personnes allergiques au procédé et totalement hermétique à l’humour du film ; de l’autre, ceux qui s’enthousiasmèrent pour une comédie soit disant désopilante et en firent une espèce de « film culte » fonctionnant sur le mode du karaoké. Or si On connaît la chanson est, bien entendu, un film immense ; je l’ai, pour ma part, toujours trouvé profondément dépressif. L’humour est bien évidemment omniprésent mais je garde le souvenir d’un film hanté par la dépression (Jaoui se rendant compte de l’inanité de ses recherches historiques), par la maladie (l’extraordinaire scène où Bacri est face à un docteur qui semble de plus en plus lointain) et par la mort (l’idée absolument géniale des méduses). C’était également un film habité par l’idée que nos petites existences étaient déjà déterminées et qu’elles se résumaient finalement aux paroles assez ineptes de chansonnettes à la mode.

Nos passions, nos sentiments, nos histoires d’amour ne seraient que ça ? C’est cette voie qu’explore une nouvelle fois Resnais (après le délicieux mais très mineur Pas sur la bouche)  dans Cœurs, film encore plus pessimiste et glaçant.

 

 

La première scène est très explicite : Thierry (André Dussollier) est agent immobilier et fait visiter à Nicole (la sublime vestale Laura Morante) un appartement qu’elle trouve trop petit. Ce qui la choque, c’est cette chambre coupée en deux, avec pourtant une seule fenêtre. C’est la métaphore du film : tous les personnages vivent avec quelqu’un (le couple Morante/Wilson, les frères et sœurs Dussollier et Carré, les collègues Dussollier et Azéma, Arditi et son vieux père…) mais ils sont retranchés derrière leur propre mur et sont effroyablement seuls. Gaëlle (I.Carré) sort désespérément seule tous les soirs dans l’espoir de rencontrer quelqu’un, Thierry se fait des plateaux-repas devant la télé, Lionel (Arditi) partage son temps entre son boulot de serveur de bar d’un grand hôtel et les soins qu’il doit prodiguer à son père… Tous ces personnages sont accablés par la solitude et Resnais le filme de manière magistrale. Dans un premier temps, il utilise un type de focale qui lui permet d’annihiler la profondeur de champs : quand deux personnages sont dans le plan, celui qui est à l’arrière est généralement dans le flou et donne ce sentiment de distance entre les êtres. Ensuite, il joue à merveille des superbes décors (signé par le fidèle et génial Jacques Saulnier) et des espaces exigus pour séparer nos cœurs perdus (les espèces de rideaux qui séparent Azéma et Dussollier à l’agence ou Arditi et Wilson au bar…).

 

 

Tous les personnages courent après l’amour ou du moins de quelqu’un qui leur permettrait de sortir de leur bulle solitaire. Or si des espoirs naissent dans Cœurs, ils sont bien vite déçus et plutôt dérisoires. Comme pour cet autre insurpassable chef-d’œuvre qu’était le diptyque Smoking/ no smoking, Resnais adapte une pièce d’Alan Ayckbourn. Et dans les deux cas, ce qui domine, c’est ce sentiment que nos destins tiennent à peu de choses (sans déflorer l’intrigue, une idylle pourrait se nouer si le hasard ne s’en mêlait pas) mais que même si on pouvait le déjouer (et retenter sa chance autrement), on arriverait à un résultat forcément décevant. La passion a déserté le cœur des plus jeunes tandis que les plus âgés semblent s’accrocher à un espoir totalement vain.

 

 

Dit comme ça, le film pourrait sembler sinistre mais il ne l’ait pas. Resnais est un pessimiste gai qui n’oublie jamais quelques savoureux traits d’humour. Mais plus qu’une comédie ou une tragédie, Cœurs est un film souverainement libre, qui ne ressemble à rien de ce qui se fait en ce moment. Dans un Paris constamment sous la neige, Resnais construit un récit sans souci de réalisme ou de psychologisme. Par contre, il aborde des sujets d’une rare gravité avec une intensité qui colle des frissons dans le dos. Ce n’est pas un mystère, le cinéaste a 84 ans et même si on espère qu’il fera encore beaucoup de films (c’est tout le mal qu’on lui souhaite), ce n’est pas être inélégant que de dire que la majeure partie de sa vie se trouve derrière lui. Voilà donc ce grand monsieur qui nous parle frontalement de la mort, de la peur du néant et de l’absurdité de notre condition humaine.

Dans ces petites cassettes que Sabine Azéma prête à ces messieurs (de stupides émissions de variétés religieuses qui sont suivies d’un show surprenant où la pieuse dame se dévoile dans des tenues très sexy), je verrais bien une nouvelle métaphore. Resnais s’interroge sur ce qu’il y a après le « film », après cette dérisoire petite émission gnangnan à souhait qu’est notre existence. Au départ, la possibilité d’un après appétissant semble plausible (même si je suis plutôt de la génération d’Isabelle Carré, l’image d’une Sabine Azéma en bas de soie noirs et en tenue provocante me paraît être une vision satisfaisante du Paradis !). Cette femme apparaît aussi pour Dussollier comme la possibilité de trouver une âme sœur sauf qu’à la fin, il ne reste plus que la neige sur l’écran et la perte de toutes les illusions.

Cette neige reste l’image qui imprègne notre esprit. C’est elle qui fait office de fondu entre les diverses séquences. C’est elle qui recouvre les corps (comme la cendre au début d’Hiroshima mon amour) le temps d’une scène bouleversante et sublime où Arditi confesse son incapacité totale à croire en Dieu alors que son père vient d’être admis à l’hôpital (le jeu sur la lumière, ces plans sur des médicaments et un lit vide : j’ai rarement vu des images aussi expressives et aussi pénétrantes. C’est très impressionnant !). C’est elle qui donne au film ce caractère oppressant et qui lui donne cet air de regarder la mort en face.

 

 

Tous ces mots dérisoires me semblent bien brouillons et je n’aurais pas du parler si vite de ce film. J’aurais du le laisser mûrir en moi, ne vous faire part que de fragments de pensée qui vont forcément venir suite au choc que procure ce film en tout point admirable. Je conclurai en rappelant que ce sextuor d’acteurs n’a jamais été aussi bon (Arditi est d’une sobriété remarquable et Resnais lui donne deux monologues qui nous renvoient aux grands moments de Mélo) et que le film rappelle également, par certains aspects, cette superbe méditation sur la mort qu’était l’amour à mort.

 

 

Cœurs est un film magistral et époustouflant…

 

 

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