Aaltra (2004) de et avec Benoît Delépine et Gustave Kervern

 

 

L’un est ouvrier agricole, l’autre est un cadre moyen banal, stressé par son boulot et une vie de famille qui bat de l’aile. Leur seul point commun est d’être voisin. Jusqu’au jour où le tracteur du cultot empêche l’autre d’avoir son TGV et provoque ce fâcheux contretemps qui risque de lui coûter sa place. Notre cadre, fan de moto-cross (nobody’s perfect !), se rue sur le bouseux et la bagarre tourne mal puisqu’une remorque s’abat sur les belligérants, les rendant paralysés des jambes. A partir de là débute une espèce de road-movie en fauteuil roulant qui va mener nos deux anti-héros jusqu’en Finlande.

 

 

Sous les auspices bienveillants d’Aki Kaurismäki (qui fait une apparition remarquée à la toute fin du film), les deux zigotos Delépine et Kervern, issus de la télévision, redécouvrent que le cinéma peut servir à autre chose qu’à filmer de vagues sketches, que le cadre n’est pas seulement le moyen le plus basique qu’on ait trouvé pour filmer des gens en train de parler et qu’un plan peut se composer et être source de gags.

La bonne humeur qui nous gagne à la vision d’Aaltra vient de cette constatation toute bête : c’est du cinéma ! Un exemple entre mille : le monologue d’un ivrogne au zinc d’un bistrot. Deux personnages (un petit jeune qui écoute vaguement la logorrhée de l’alcoolique) et un cadre tiré au cordeau (le plan est coupé par la diagonale que forme le comptoir). Pas de mouvement de caméra mais soudain, des verres qui surgissent par en dessous et qui nous font comprendre que nos deux compères sirotent également leur bière mais leur position assise ne nous permet pas de les voir. Raconté de cette manière, ce n’est pas hilarant mais le film fourmille de ces petits gags visuels minimalistes qui font sourire par leur incongruité. Alors, bien sûr, c’est de l’humour noir et minimal mais si on goûte à ce genre, c’est délectable. De la même manière, les cinéastes jouent sur toutes les possibilités qu’offre le plan : gag dans la profondeur de champ (superbe scène où le cadre est démultiplié par un écran d’ordinateur où apparaît le patron de Delépine, et par la fenêtre donnant sur un jardin où va se dérouler l’action), jeu sur l’échelle des plans (on redécouvre les plans d’ensemble et le gag qui se noie dans le décor, comme chez Tati), étincelles burlesques provoquée par des raccords incongrus entre deux plans…Le tout réalisé dans un joli noir et blanc qui confère une certaine unité plastique au film (de belles trouvailles poétiques comme cette scène où nos deux hémiplégiques sont surpris par la marée).

 

 

Lors de leurs pérégrinations, nos deux larrons rencontrent un clochard volubile (qui n’est autre que le grand Noël Godin) qui leur fait l’apologie du génial béquillard Albert Libertad. Avec Kaurismäki, c’est l’ombre tutélaire de ce grand anarchiste (le film lui est dédié) de la Belle-époque (dont vous n’ignorez plus rien puisque vous lisez régulièrement mon autre blog) qui plane sur Aaltra. Ce film est parcouru d’un souffle libertaire assez vivifiant. Nos deux handicapés, tels des Boudu des temps modernes, sirotent les bouteilles des hollandais en camping-car et s’incrustent pour bâfrer chez de braves bourgeois allemands. A travers leur épopée dérisoire, Kervern et Delépine raillent également le regard porté par les gens « normaux » sur les handicapés et fustigent la beauferie ordinaire (succulente apparition du toujours excellent Benoît Poelvoorde en fan de rallyes en short).  Mais rien du discours lénifiant sur la « tolérance » envers les gens « différents » (j’aime employer ces guillemets qui puent le « politiquement correct » le plus vil !) : nos deux gaillards peuvent se montrer teigneux et antipathiques à certains moments. C’est finalement ce qui les rend attachants !

 

 

Aaltra est donc une très jolie réussite. Comme pour leur récent Avida, je mettrai néanmoins un tout petit bémol à savoir qu’il manque un je ne sais quoi au film qui ferait lien et qui donnerait à l’ensemble un caractère un peu plus homogène. Persiste toujours ce sentiment qu’il n’est qu’une succession de saynètes (réussies dans l’ensemble, ce n’est pas le problème) sans véritable ciment, même si les plans finaux sont très, très biens et donnent une certaine cohérence rétrospective.

Cette réserve faite, la comédie française offre tellement peu d’occasions de se réjouir que nous n’allons point bouder notre plaisir et vous recommander sans réserve ce petit OVNI venu de nulle part…
Retour à l'accueil