Soy Cuba (1964) de Mikhaïl Kalatozov

 

 

 

 

 

Depuis le temps que ce cher Casaploum me tanne amicalement pour que je voie ce film, je me suis vu dans l’obligation de sacrifier un Hitchcock jamais vu (Rébecca) pour pouvoir découvrir cet aérolithe signé Kalatozov (le réalisateur palmé de Quand passent les cigognes). Mon aimable et fidèle correspondant notait il y a peu en commentaires qu’il sentait où allaient se nicher mes réticences à propos de ce film. Comme lui, vous connaissez mes réticences face au cinéma didactique et aux discours idéologiques (je n’ai pas besoin de films me faisant le catéchisme d’une ligne générale pour me donner une idée du monde !). Or Soy Cuba est très exactement un film de propagande. Il s’agit d’une production cubaine co-financée par l’Union soviétique et destinée à exalter la « révolution » castriste comme Eisenstein exaltait la révolution de 1917 dans Octobre.

Ces prolégomènes énoncés, il est maintenant plus que temps de remercier Casaploum de m’avoir conseillé ce film car il est superbe. Davantage que le discours, c’est la forme qui, ici, est révolutionnaire. Et c’est le souffle et la splendeur de la mise en scène qui parviennent à transfigurer une idéologie qui, aujourd’hui, peut sembler antédiluvienne.

 

 

 

Soy Cuba retrace les destins symboliques de quatre personnages pendant la dictature de Batista : une jeune femme pauvre contrainte à la prostitution, un vieil homme cultivateur exploité et spolié de son bien, un étudiant idéaliste et un père de famille qui prend le maquis et rejoint la guérilla castriste. Disons le franchement, je suis un peu moins séduit par le dernier épisode guerrier qui me semble, pour le coup, un peu moins impressionnant du point de vue cinématographique et un peu plus plombé par le discours idéologique (la nécessité de prendre les armes, la fraternité dans la lutte…). Cette réserve édictée, le reste de l’œuvre est splendide.

Comme l’a écrit Casaploum, Soy Cuba est avant toute chose un poème visuel d’une rare intensité. Prenons comme exemple les premiers plans du film : photo sublime, voix-off d’outre-tombe qui récite gravement une très belle complainte lyrique à la terre cubaine et un plan-séquence admirable où un travelling avant langoureux épouse le rythme d’une descente sur un cours d’eau. Image d’une beauté édénique qui évoque par sa puissance le Tabou de Murnau et Flaherty. A la suite de ça, un autre plan-séquence époustouflant où le cinéaste filme en contrepoint ce qu’est devenue l’île avant la Révolution : un vaste bordel où les américains viennent, à deux pas de la misère, s’adonner à leurs plus bas instincts avec l’arrogance du colon impérialiste.

 

 

 

J’ai lu certains papiers qui comparaient ce film au Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. C’est, à mon avis, un contre-sens même si ces deux films partagent le fait d’être des chefs-d’œuvre ayant réussi à dépasser le carcan idéologique régissant leur réalisation. Alors que le film d’Eisenstein est extrêmement découpé et que le maître applique avec grandeur ses théories du montage-attraction ; Kalatozov opte pour une mise en scène privilégiant le plan-séquence (assez tarabiscotés quant au cadre –plongée, contre-plongée- et au jeu sur la valeur des plans). Si Eisenstein vise le coup de poing et fait jaillir du sens par l’entrechoquement de ses plans, Kalatozov vise plutôt une certaine ampleur lyrique, une manière d’englober toute la réalité d’un pays en le balayant par ses vastes mouvements de caméra. S’il fallait se risquer à une comparaison de type littéraire, je dirais qu’Eisenstein, c’est le Maïakovski du cinéma (un art très formaliste) tandis que Kalatozov en est un peu le Victor Hugo. J’ai trouvé des accents hugoliens dans cette manière de filmer les visages dignes du peuple cubain confiné dans sa misère ou encore dans le destin du vieux Pedro qui se tue à la tâche (parvenir à cultiver un champ de cannes à sucre) et qui apprend que le terrain qu’il occupe est vendu et qu’il n’a plus rien. Là encore, la beauté de la mise en scène transcende totalement ce que le discours pourrait avoir de schématique. Quand je dis « schématique », je ne prétends pas que le tableau ne soit pas réel (si l’on peut s’opposer aux solutions proposées par les marxistes, il est difficile de nier la justesse de certains de leurs constats) mais qu’un film médiocre aurait joué sur la sensiblerie, le mélodrame gnangnan pour nous faire adhérer par la force de l’émotion à un discours. Ici, le cinéaste reste digne et n’impose rien à son spectateur si ce n’est la puissance évocatrice de ses images (le vieux qui met le feu au champ, la mort de l’étudiant idéaliste qui se termine par un sidérant travelling aérien accompagnant ses funérailles…)

 

Kalatozov a placé sa foi dans l’Art et a préféré la poésie (révolutionnaire dans son essence même, je vous renvoie à Benjamin Péret) à la politique : c’est ce qui fait la force de Soy Cuba

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