Le grand chambardement
La dialectique peut-elle casser des briques ? (1973) de René Viénet
Commençons l’année en fanfare avec le foutripétant brûlot situationniste fricoté par l’agitateur hors-pair René Viénet et ses petits camarades ; « toast aux exploités pour l’extermination des exploiteurs ». Profitons également pour remercier Vincent qui m’a fait découvrir ce site extraordinaire où le film est en ligne.
Nous en parlions à propos de Lily la tigresse, La dialectique peut-elle casser des briques ? est un film entièrement détourné. A l’origine, un banal film de kung-fu mettant en scène la résistance de jeunes coréens contre l’envahisseur japonais dont les auteurs ont totalement remodelé la bande-son. Aux dialogues totalement transformés, Viénet a également ajouté des voix-off saccageuses présentant les personnages (« imbécile portant des pétitions, justement piétinés par les bureaucrates »), invitant les spectateurs à se réapproprier le cinéma et à détourner tous les films (« les navets de Varda, de Pasolini, de Cayatte, de Godard et même les bons westerns italiens »), à lire les classiques de la subversion (« réédités chez Champ libre, qu’on peut chouraver dans toutes les bonnes librairies ») et surtout, à prendre d’assaut le vieux monde.
Notre nanar oriental devient donc une diablerie subversive où les masses prolétariennes luttent avec un grand courage contre les bureaucrates et leur arsenal répressif (scène très drôle où lesdits bureaucrates s’écrient : « ne parlez plus lutte de classes ou je vous envoie mes sociologues, mes psychiatres, mes Lacan, mes Foucault, ou même des structuralistes ! »).
Le résultat est à la fois désopilant (j’aime énormément ce moment où un petit garçon se dispute avec une fillette et la rejette parce que cette dernière a « conservé ses illusions castristes » !) et constitue une parfaite entrée en matière pour découvrir la pensée situationniste, une des plus radicales et des plus pertinentes de ce siècle (rien de moins !).
Outre les références directes aux ouvrages théoriques majeurs du mouvement (la société du spectacle de Debord, le traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Vaneigem), ce sont parfois les personnages qui citent directement ces auteurs (« Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre »)
Il n’est pas question de vous faire ici un cours sur la théorie situationniste alors je me contenterai de schématiser à l’extrême en énumérant les idées que ce film expose de ladite théorie. Primo, la critique radicale de tous les aspects d’une vie aliénée par l’économie marchande. Deusio, une critique non moins radicale de toutes les idéologies qui ne s’appuient ni sur l’individu, ni sur la vie quotidienne (le film est très ironique sur Trotsky, le « grand-père des bureaucrates » et ne ménage ni les organisations syndicales, ni les stalino-léninistes, ni les castro-maoïstes…). Tertio, le champ d’action choisi est d’abord celui de l’Art (nous le verrons à propos des films de Debord) qu’il s’agit de dépasser et de réaliser. Dans la dialectique peut-elle casser des briques ? sont cités les grands inspirateurs du mouvement : Lautréamont, Sade, Reich, Fourier et Bakounine, Dejacque et Coeurderoy, Bonnot, Makhno et Pancho Villa sans parler des communards.
Leur pratique de l’Art passe par le détournement, « remise en jeu globale. C’est le geste par lequel l’unité ludique s’empare des êtres et des choses figées dans un ordre de parcelles hiérarchisées. » [Vaneigem]. En se rappropriant les formes populaires du cinéma, Viénet et ses compères entendent bien montrer la voie du grand chambardement qui passe par un chambardement des formes artistiques (« le détournement, qui a fait ses premières armes dans l’art, est maintenant devenu l’art du maniement de toutes les armes. » [idem])
C’est là où réside la grande force du film et ce qui le différencie du détournement potache de Woody Allen : le détournement n’est pas une fin en soi mais un moyen pour renverser toutes les perspectives.
Un des personnages le dit dans le film : « l’arme de la critique n’est rien sans la critique par les armes ». Il ne s’agit pas de faire rire à peu de frais le spectateur (même si c’est le cas) mais d’inciter les individus à réinventer leur quotidien en occupant les usines, en déclenchant la grève sauvage et en proclamant l’autogestion généralisée.
Un bien beau programme pour un film indispensable pour ceux qui persistent à vouloir avoir les yeux en face des troubles…