Contre le cinéma de Guy Debord (soit Hurlements en faveur de Sade (1952), Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959), Critique de la séparation (1961))

 

 

« Au moment où la projection allait commencer, Guy-Ernest Debord devait monter sur la scène pour prononcer quelques mots d’introduction. Il aurait dit simplement : Il n’y a pas de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de film. Passons, si vous voulez, au débat. » C’est l’une des répliques qu’on peut entendre dans Hurlements en faveur de Sade, film totalement radical puisqu’il ne comporte aucune image, juste une bande-son qui défile sur un écran blanc. Lorsque les dialogues s’interrompent, l’écran devient noir pendant des durées variables (qui vont de 30 secondes aux 24 minutes finales qui ont du faire bondir bien des animateurs de ciné-clubs à l’époque !).

On aura compris qu’avec ce film, l’ambition de Debord est de faire table rase et de donner un équivalent cinématographique au Carré blanc sur fond blanc de Malevitch ou aux morceaux silencieux de John Cage. Ce geste est avant tout « anti-culturel » et comme l’auteur le souligne lui-même dans un avant-propos au scénario, cet « éclat, qui en soulignant à l’extrême l’allure forcément dérisoire de toute expression lyrique personnelle aujourd’hui, pût servir à regrouper ceux qui envisageaient une action plus sérieuse ». Ainsi, Debord jette à l’écran les prémisses d’un possible « dépassement de l’art ». A l’époque, il fait partie du groupe lettriste, avant-garde qui prolonge d’une certaine manière les expériences dadaïstes et surréalistes. L’idée de s’inscrire dans une histoire de l’art reste prégnante (« Aide-mémoire pour une histoire du cinéma : 1902- Voyage dans la lune. 1920- Le cabinet du docteur Caligari. 1924- Entr’acte. 1926- Le Cuirassé Potemkine. 1928- Un chien andalou. 1931 – Les lumières de la ville. Naissance de Guy-Ernest Debord. 1951- Traité de bave et d’éternité. 1952- L’anticoncept. – Hurlements en faveur de Sade. ») Il s’agit de faire « rattraper » au cinéma son retard sur les autres arts et de le liquider pour le réaliser.

De ce fait, il faut se pencher sur la bande-son, composée en majeure partie de textes juridiques, de coupures de presse et de citations détournées. Cette bande-son participe de cette entreprise de démolition puisqu’elle n’entend pas produire un sens général. Par contre, au détour de certaines phrases sublimes (« Tout le noir, les yeux fermés sur l’excès du désastre. », « Il y a encore des gens que le mot de morale ne fait ni rire ni crier. », « Nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes ») laissent deviner ce que sera l’art de demain que le film énonce clairement : « les arts futurs seront des bouleversements de situations ou rien ». En bref, la fin de « l’œuvre » admise par les élites friandes de « scandales » et figée dans la sphère culturelle…

 

 

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« On ne conteste jamais réellement une organisation de l’existence sans contester toutes les formes de langage qui appartiennent à cette organisation. » Dont acte : nous retrouvons ce fameux écran blanc quand est prononcée cette sentence dans Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, sans doute le plus beau film des trois. Une fois de plus, il s’agit de nier l’œuvre et de remettre en question le langage traditionnel de l’art cinématographique. Mais alors qu’Hurlements en faveur de Sade n’était qu’un geste de pure négation, Debord va entreprendre par la suite son projet de « dépassement de l’art ». Il me semble que c’est dans la société du spectacle que l’auteur explique très bien que Dada a voulu tuer l’art sans le dépasser (pur geste nihiliste) tandis que le surréalisme a tenté de dépasser l’Art sans l’avoir tué auparavant (Breton et ses acolytes persistant à réaliser une « œuvre », d’ou la préférence des situationnistes pour des génies inclassables comme Arthur Cravan ou Jacques Vaché). Pour Debord, il s’agit donc de reprendre cette tentative de liquidation des Arts (l’écran reste blanc : «  Le monopole de la classe dominante sur les instruments qu’il nous fallait contrôler pour réaliser l’art collectif de notre temps nous avait placés en dehors même d’une production culturelle officiellement consacrée à l’illustration et à la répétition du passé. Un film d’art sur cette génération ne sera qu’un film sur l’absence de ses œuvres. ») mais de tenter également de les dépasser et de trouver une nouvelle voie (« Notre vie est un voyage –Dans l’hiver et dans la nuit- Nous cherchons notre passage… ») 

Le film se présente donc comme un « documentaire », où plutôt comme un montage d’images diverses (vues de Paris, images d’actualité, publicité, un groupe de jeunes gens dans un café…) sur lequel défile un commentaire à forte portée autobiographique. Il ne s’agit pas pour Debord de faire un portrait d’un groupe de jeunes gens de sa génération mais de présenter une expérience d’élargissement possible de la vie quotidienne dans un contexte déterminé. D’où un côté déjà très mélancolique qui éclatera dans ses derniers livres parce que ce temps est révolu : « Personne ne comptait sur l’avenir. Il ne serait pas possible d’être ensemble plus tard, et ailleurs qu’ici. Il n’y aurait jamais de liberté plus grande. ». D’autre part, il ne s’agit pas de se lamenter sur le « bon vieux temps » mais d’utiliser le cinéma comme une arme critique contre le vieux monde en transmettant une expérience qui n’a aucune vocation de modèle. Là encore, pas question d’œuvre et les canons du documentaire traditionnel sont détournés pour dénoncer une vie aliénée qu’il s’agit de libérer.

« On entend parler de libération du cinéma. Mais que nous importe la libération d’un art de plus, à travers lequel Pierre, Jacques ou François pourront exprimer joyeusement leurs sentiments d’esclaves ? L’unique entreprise intéressante, c’est la libération de la vie quotidienne, pas seulement dans les perspectives de l’histoire, mais pour nous et tout de suite. Ceci passe par le dépérissement des formes aliénées de la communication. Le cinéma est à détruire aussi. »

 

 

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«  Le spectacle cinématographique a ses règles, qui permettent d’aboutir à des produits satisfaisants. Cependant, la réalité dont il faut partir, c’est l’insatisfaction. La fonction du cinéma est de présenter une fausse cohérence isolée, dramatique ou documentaire, comme remplacement  d’une communication et d’une activité absentes. Pour démystifier le cinéma documentaire, il faut dissoudre ce que l’on appelle son sujet. »

Critique de la séparation prolonge l’expérience de Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps : un long commentaire critique sur des images documentaires diverses (il faudrait quand même souligner la musicalité du montage extraordinaire de ces deux films où les intonations monocordes et la musique jouent un rôle prépondérant. Mais nous replongerions dans des considérations purement « esthétiques »…). A cela s’ajoutent parfois des sous-titres non-synchronisés avec les images et le son.

Moins mélancolique que le film précédent, Critique de la séparation marque un certain tournant vers une radicalisation théorique du cinéma de Debord. En développant ce concept de « séparation » (de l’individu avec lui-même, dans sa vie quotidienne où l’économie marchande et l’organisation du pouvoir le contraignent à la pure passivité), le cinéaste jette les prolégomènes de sa théorie du Spectacle qui ne se limite évidemment pas à une critique des « mass media » (qui ne sont qu’un instrument du Spectacle) mais bel et bien à une critique globale d’une existence réifiée et « séparée ».

Cette critique qui deviendra presque exclusivement politique à partir du milieu des années 60 reste encore ici centré sur l’art : « toute expression artistique cohérente exprime déjà la cohérence du passé, la passivité. Il convient de détruire la mémoire dans l’art. De ruiner les conventions de sa communication. De démoraliser ses amateurs. »

 

 

En conclusion : ces trois films accompagnent le développement d’une pensée qui démarre à la pointe de l’avant-garde artistique et qui entend bien détruire le cinéma avant de proposer quelques solutions à un possible dépassement. Les deux derniers films durent à peine 20 minutes chacun mais ils pourraient durer trois heures et même interminablement puisqu’il s’agit de réaliser l’art dans la vie quotidienne.

« C’est un film qui s’interrompt, mais ne s’achève pas. »

« Il faut recourir à d’autres moyens »

« Je commence à peine à vous faire comprendre que je ne veux pas jouer ce jeu-là 

sous-titre : (à suivre). »

 

 

 

A suivre …

 

NB: Hurlements en faveur de Sade et Critique de la séparation sont visibles ici...

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