Les derniers jours de l'humanité
La nuit des morts-vivants (1968) de George.A.Romero avec Duane Jones, Judith O’Dea
Après avoir consacré de nombreuses notes au cinéma situationniste, revenons à des films plus connus avec ce grand classique du cinéma d’horreur qui n’en reste pas moins un grand film politique comme nous le verrons plus loin. Ce premier volet de la tétralogie que Romero consacrera aux morts-vivant n’a pas pris une ride et frappe encore aujourd’hui par sa noirceur et son pessimisme. Tourné avec trois bouts de ficelle, le film tire sa force de son économie de série B : récit simplifié à l’extrême (dans un cimetière, une jeune femme est attaquée par un zombie et trouve le moyen de se réfugier dans une maison avec quelques rescapés assiégés par une armée de morts), pas de psychologie (à part une vague évocation de radiations, aucune explication ne sera donnée sur cette épidémie qui ravage soudain le pays), une mise en scène sèche et brutale qui privilégie l’aspect « documentaire » du film, un noir et blanc expressionniste qui donne au film son « grain » si spécifique…
Malgré des scènes de cannibalisme assez mémorables, Romero ne se laisse pas encore aller à l’horreur sanguinolente et à l’extrémisme « gore » qui caractériseront ses films suivants. L’horreur tient plus ici à la situation : celle d’une humanité assiégée et qui ne sait comment échapper à cette meute de morts-vivants affamée de chair humaine. Le cinéaste suscite la peur par la seule force de sa mise en scène : montage au scalpel, cadre toujours inventif (les contre-plongées, les gros plans expressifs n’ont rien de la gratuité formelle qui caractérise la majorité des films d’horreur contemporains : ils traduisent ici les sentiments qui animent les personnages : la terreur, la folie qui gagne Barbara, l’angoisse qui naît de cet enfermement…). Les acteurs, non professionnels, ajoutent une impression de proximité et de familiarité qui rend le film encore plus terrorisant…
Je ne sais pas si vous avez regardé vendredi dernier, sur Arte, un excellent documentaire intitulé Midnight movies. Dans ce film, il était question des films (de El Topo à Eraserhead en passant par Pink Flamingos et The Rocky horror picture show) qui ont gagné leur statut de « films culte » en triomphant aux séances de minuit de certaines salles « underground ». Parmi ces six films, il y avait La nuit des morts-vivants et il n’était pas inintéressant d’entendre Romero parler de son film. On tombe des nues lorsqu’on songe que ce film à d’abord été exploité dans les salles réservées au public noir (la « blaxploitation ») sous prétexte que le cinéaste prit pour héros un acteur noir sans que cette idiote question de couleur de peau ait une quelconque incidence sur le récit. Le cinéaste parle également des résonances de l’époque perceptibles dans ce film et c’est de ce point de vue qu’on peut dire que La nuit des morts-vivants est un film politique. Non pas qu’il y ait des allusions directes à l’actualité mais ces images d’une humanité vivant ses derniers jours, de ces corps tombant enflammés renvoient aux morts du Vietnam et aux convulsions que connaissaient l’Amérique et le monde ces années-là (les émeutes de Watts, par exemple).
Ce qui frappe davantage, c’est le nihilisme total de Romero. Si le danger vient d’abord de l’extérieur (ces morts aux portes de nos maisons), il finit par pénétrer l’espace domestique (en ce sens, le film précède de peu ces immenses œuvres sur la violence que sont Orange mécanique de Kubrick ou les chiens de paille de Sam Peckinpah) et contaminer l’intérieur de la maison.
Sans révéler la dernière et glaçante image du film (les milices citoyennes américaines, au fond, sont sans doute pires que les zombies !), Romero montre une humanité où règne le « chacun pour soi », ou les enfants finissent par dévorer leurs parents (images terribles et traumatisantes de cette fillette morte-vivante) et où tout ce qui faisait lien entre les hommes a disparu.
On songe alors aux paroles de Debord (pardon d’insister) : « Ce sont les plus modernes développements de la réalité historique qui viennent d’illustrer très exactement ce que Thomas Hobbes pensait qu’avait dû être la vie de l’homme, avant qu’il pût connaître la civilisation et l’état : solitaire, sale, dénuée de plaisirs, abrutie, brève. »