Retour sur les lieux du crime
Le sang des innocents (2000) de Dario Argento avec Max Von Sydow, Chiara Caselli
Il s’est passé un phénomène assez étonnant autour du nom d’Argento. D’un côté, ce cinéaste jusqu’alors méprisé par la critique bien-pensante s’est vu soudainement attribué le titre d’ « auteur » et a été, à juste titre, réhabilité jusque dans les colonnes de Télérama. De l’autre, les derniers films du maestro ne sont quasiment plus distribués en France (du moins depuis le sous-estimé Le fantôme de l’opéra) et son œuvre n’est quasiment plus regardée comme quelque chose de vivant. Tout se passe comme si cette œuvre se limitait désormais à une période glorieuse (les années 70-80, celle dont il est de bon ton de se réclamer) et qu’il n’était plus nécessaire aujourd’hui de se pencher sur ce que fait le cinéaste.
Je ne sais même plus si Le sang des innocents a été distribué en salle (pas dans ma ville, en tout cas). Toujours est-il que j’ai dégotté le DVD pour la modique somme de deux euros dans une quelconque braderie où l’on trouve plus généralement les déstockages massifs de nanars improbables. Or il ne s’agit pas d’un film de plus pour Argento mais bel et bien d’une de ses plus belles réussites, d’un thriller captivant de bout en bout.
Puisque nous évoquions cette « période glorieuse » du cinéaste, il est assez amusant de constater la manière dont le film fait un retour aux sources du « giallo », ces polars italiens mâtinés de surnaturel dont Argento fut l’un des plus brillants représentants. Le récit débute en 1983 par un horrible assassinat : Giacomo assiste impuissant au meurtre de sa mère. Un policier, Moretti (Max Von Sydow, l’inoubliable chevalier du Septième sceau de Bergman) lui promet qu’il élucidera cette affaire surnommée rapidement « l’affaire du nain ». 17 ans plus tard, de nouveaux meurtres troublent la ville de Turin et le fameux « nain » qu’on croyait mort semble reprendre du service et refaire des siennes…
Ce jeu sur les deux époques permet au cinéaste de se resituer par rapport à sa propre œuvre. Il s’agit de résoudre une enquête actuelle dont les racines remontent aux débuts des années 80 et pour le cinéaste de renouer avec son cinéma d’antan, celui des Frissons de l’angoisse, de l’oiseau au plumage de cristal et du Chat à neuf queues. En prenant pour héros un inspecteur vieillissant, toujours adepte des « vieilles méthodes » (alors que les flics utilisent désormais tous les moyens technologiques dont ils disposent pour traquer l’assassin), Argento assume son décalage avec l’époque et opte pour les bonnes vieilles recettes : crimes à l’arme blanche, un rock très années 80, et une enquête qui progresse à mesure que la mémoire revient à Moretti (très belle idée). Ne nous méprenons-pas : je ne suis pas en train de dire qu’Argento refait ce qu’il a déjà fait auparavant en versant dans une certaine nostalgie rance (si les flics « high-tech » sont un peu moqués, le criminel sera démasqué grâce aux deux méthodes : l’ancienne et celle d’aujourd’hui) ; mais qu’il tente de confronter l’inspiration qui fut la sienne au monde d’aujourd’hui.
L’expérience m’a paru très fructueuse. En premier lieu, le sang des innocents se révèle être un des films les plus maîtrisés de son auteur. Il faut reconnaître que dans ce cinéma, le scénario pêche parfois (j’aimerais énormément revoir Inferno car c’est l’un des rares films dont je suis sorti en me disant « je n’ai rien compris » !). On me rétorquera que l’intérêt des films d’Argento ne réside pas dans le récit. Soit ! Mais j’avoue avoir pris un plaisir encore plus intense en constatant que le cinéaste, sans perdre sa folie formelle, parvenait ici à boucler une intrigue superbement ficelée (malgré quelques invraisemblances, mais ça, on s’en fiche !) et captivante de bout en bout.
Sans oublier de maintenir adroitement un suspense pendant près de deux heures, le cinéaste se livre, comme d’habitude, à de fulgurants morceaux de bravoures. Sa mise en scène est toujours aussi expressionniste et échevelée. On retiendra une première demi-heure assez époustouflante qui se termine par une impressionnante partie de cache-cache entre le tueur et une prostituée dans un train de nuit. Argento joue à merveille des espaces confinés et sait les rendre inquiétants. Outre ce train désert, on se souviendra d’une longue traque dans un escalier qui se termine par un assassinat en forme de noyade et ce fabuleux travelling avant sur un tapis dans les coulisses d’un théâtre. Après avoir filmée un long moment d’anonymes chaussures (sont-ce celles de l’assassin ?), la caméra bifurque dans une pièce plus sombre et se contente de recueillir des cris et des ombres avant qu’une tête, détachée de son tronc, s’affale misérablement sous nos yeux horrifiés.
Avec Le sang des innocents, Argento prouve qu’il n’a rien perdu de sa virtuosité et qu’il reste l’un des derniers représentants d’un cinéma authentiquement baroque.
C’est pour cette raison qu’il nous est si précieux !