Icône prostituée
Flesh (1968) de Paul Morrissey avec Joe Dallessandro
Ceux qui, contrairement à moi, ont la chance de posséder un magnétoscope où de n’avoir pas l’obligation de se lever à 5 heures 45 auront pu hier soir découvrir la trilogie mythique de Paul Morrissey (produite par Warhol) Flesh, Trash et Heat. Nous nous contenterons pour cette fois de Flesh, en attendant la rediffusion en prime-time de Trash la semaine prochaine (pour Heat, il faudra attendre plus longtemps, le film ne semblant pas être rediffusé).
Le problème de cette trilogie, c’est justement son caractère mythique qui empêche de la juger sereinement puisque tout ce qu’a touché Warhol semble désormais frappé du sceau du génie. Comme il est dit dans un blog voisin, la critique institutionnelle en France se résume souvent aujourd’hui à du commentaire « people » (Whaou ! Warhol ! la Factory !…) et l’engouement que suscite désormais les films de Morrissey a peut-être un peu tendance à masquer ce que sont véritablement ces films. Mais n’anticipons pas…
Avant de commencer, il faut que je vous confesse quelque chose d’important : je déteste Warhol ! Il représente, à mon sens, un des plus beaux symboles de la décomposition de l’Art, de la récupération marchande des avancées avant-gardistes (en ce sens, j’approuve totalement Vaneigem lorsqu’il parle des « larves néo-dadaïstes du Pop Art qui prolifèrent aujourd’hui sur le fumier de la consommation »). Le Pop Art, comme le nouveau roman, la nouvelle philosophie et autres saloperies du même genre, c’est la puissance subversive des avant-gardes transformée en monnaie d’échange et en pose publicitaire. Le personnage Warhol me dégoûte et son œuvre picturale me paraît totalement inepte, simple « apologétique du déchet » (toujours Vaneigem).
Or, bizarrement (je n’arrive pas à m’expliquer ce paradoxe !), les quelques films que j’ai vus de Warhol m’ont plutôt séduits. Peut-être parce que son œuvre cinématographique se situe en marge de son travail plastique entièrement axé autour de la communication et de la pub et qu’il a tenté de remonter aux origines du septième art (beaucoup de films muets en noir et blanc) d’une manière assez gonflée (filmer pendant 8 heures, en plan fixe, l’Empire State Building !).
Flesh n’est pas, je le rappelle, un film de Warhol mais il est amusant de constater comment Morrissey paye dans un premier temps son tribut au mentor. De ce point de vue, les 20 premières minutes (les plus warholiennes) sont les plus intéressantes. Le film débute par un long plan fixe (il dure bien deux minutes, le temps d’une chanson) sur Joe Dallessandro en train de dormir (hommage à Sleep, film de 6 heures montrant un homme dormir en temps réel). Puis nous assistons à une conversation au saut du lit entre Joe et sa femme qui lui réclame de l’argent. Là encore, on repère des références comme dans ce très beau baiser filmé en gros plan qui renvoie à Kiss. Nous ne sommes pas très loin de l’esthétique du muet comme le prouve la belle séquence entre Joe nu et son bébé. Au-delà du kitsch d’une imagerie qui fait toujours florès et qui continuera certainement longtemps d’émoustiller les adolescentes pré-pubères (les bébés dans les bras d’hommes virils aux torses nus) ; Morrissey filme une sorte d’état d’innocence qui répond parfaitement aux partis pris esthétiques qu’il a adoptés : technique rudimentaire, film en 16 mm, une phobie du raccord qui se traduit par un petit bruit sourd à chaque coupe de plan, comme si tout montage représentait une immense violence dans un univers qu’il faudrait appréhender sans discontinuité.
La suite m’a paru moins intéressante. Le film devient plus « scénarisé » (la journée d’un beau gosse qui se prostitue pour faire vivre sa petite famille) et plus « mécanique » malgré quelques beaux moments volés dans la 42ème avenue. On sent moins alors la patte du Warhol cinéaste que du Warhol « homme public » dans cette manière qu’à Morrissey de transformer un quidam banal en une pure icône de l’époque. Le cinéaste filme Dallessandro comme un sculpteur ébahi par son modèle. Chaque plan cherche à magnifier la splendeur de l’acteur (qui traverse les plans à poil la plupart du temps : avis aux amatrices !) et à l’érotiser au maximum le temps de trois séquences marquantes (chez un vieil artiste, chez des amis travestis et avec un de ses amis, ancien de la guerre de Corée). Franchement, j’ai trouvé ce « ventre mou » du film un brin ennuyeux. Je sais que l’ennui est très subjectif Il s’explique d’autant mieux ici que le potentiel « érotique » du film repose essentiellement sur la personne de Joe Dallessandro et qu’il ne me concerne donc en aucun cas. Voir nu ce monsieur m’intéresse pratiquement autant qu’assister à une réunion syndicale CFDT ou lire un « essai » de Finkielkraut. C’est dire !
Plus sérieusement, j’ai aussi été gêné par le discours sous-jacent du film sur le « culte du corps », sur cette manière qu’il a de rendre tout « monnayable » (le beau, les préférences sexuelles des individus, les corps…). En ce sens, il ne dépareille pas à notre chienne d’époque où les individus ne se résument qu’à une somme d’avoirs et où l’important est de porter « un t-shirt à la mode » !
J’avais l’intention d’être un peu plus sévère avec ce film mais voilà qu’arrive la dernière séquence qui renoue avec celles du début. Cette fois, Joe est entourée de deux jolies femmes (voilà qui nous tire d’une certaine torpeur) et Morrissey parvient à renouer avec cette espèce d’innocence qui faisait le charme de ses premiers plans.
Je modère donc mon jugement premier pour vous annoncer un résultat qui navigue entre un certain charme (voir un charme certain) et un brin d’irritation.
On reparle de tout ça la semaine prochaine…