Spider in love
Spider-Man 2 (2003) de Sam Raimi avec Toby Maguire, Kirsten Dunst
Hier, j’ai rencontré le staff d’Over-Blog au complet. Je n’étais pas seul : nous étions tous, membres de cette vaste famille, convoqués pour faire le point sur nos activités. Vous savez que c’est cette chienne d’époque qui veut ça : des chiffres, de la rentabilité, du bilan comptable et des résultats pour rassurer les actionnaires. C’est triste mais rassurez-vous : tout ça s’écroulera bien un jour et nous finirons bien par comprendre que nous marchons sur la tête ! Mais ne nous égarons pas et revenons à cette grande messe mensuelle où nous dûmes passer en revue nos résultats en compagnie de patrons dont la componction n’eut d’égale que l’arrogance.
Franchement, par rapport à certains de mes petits camarades, je m’en suis bien tiré. Oh ! Bien entendu, je ne fais pas partie des « valeurs sûres » de l’entreprise, si tant est que nous puissions nous exprimer ainsi car j’eus la surprise de constater que mon cher collègue Docteur Devo, malgré ses excellents résultats et son cigare aux lèvres, accusait quelques remarques perfides pour avoir préféré à un bilan de l’année cinématographique de l’année précédente, toujours fructueux en terme de commentaires, une série de notes consacrées à d’improbables films de zombies ! Je ne parle pas de l’ami Ludo, tancé d’importance et menacé de licenciement pour absentéisme prolongé !
Quant à moi, après m’avoir arrosé pendant un quart d’heure de cet abominable jargon d’employeurs incultes qui fait désormais office de langage (je n’ai retenu que quelques expressions du genre « segmentation du marché », « cibles » et « effets de niche ») ; j’ai fini par comprendre que le bonhomme trouvait mes résultats honorables (un peu plus de 2000 lecteurs par semaine) au vu des débouchés sur un marché particulièrement encombré où je ne pourrai, de toutes façons, jamais rivaliser avec le talent des grands concurrents (Hyppogriffe ou Ludovic qui, avec trois images et deux lignes de texte, parvient à ridiculiser 95% de la blogosphère ! Vous avez vu la manière dont il fait dialoguer Pabst, Godard et Carax ? C’est tout simplement beau à en pleurer !).
Il me fut néanmoins reproché de vivre sur mes acquis et de manquer d’une certaine ambition qui pourrait me permettre d’élargir mes cibles. Je vous passe les détails mais le fait de n’avoir atteint qu’une fois dans le mois les 10 commentaires m’a été présenté comme ennuyeux pour la confiance des financiers. De la même manière, le big boss m’a déconseillé de poursuivre mes notes sur les œuvres situationnistes (« Commenter tout Debord , quelle idée ! Vous voulez attirer tous les anarcho-gauchistes de la toile ? ») , les séries Z italiennes et le cinéma du tiers-monde (dans le langage de ces cybernéticiens, cela doit s’entendre par tout film ne venant ni des Etats-Unis, ni de France).
Bref, ma place n’est pas encore en jeu mais on m’a chaudement recommandé de recentrer sur des œuvres plus « populaires », au potentiel commercial moins sujet à caution.
Me voilà donc de retour avec un bon « blockbuster » des familles, avec super-héros populaire (l’homme-araignée) et charismatique et dinde rousse décérébrée (mais superstar !) pour le seconder. Ayant plutôt été séduit par le premier Spider-Man, j’appréhendais un peu ce nouvel opus en me demandant ce que Raimi allait pouvoir apporter de plus à son premier roman d’apprentissage si ce n’est une surenchère d’effets spéciaux et un sentiment de redite. Or le cinéaste s’en sort une nouvelle fois très bien et parvient, ô exploit, à allier l’action fantastique et l’aspect sentimental, à préserver une dimension humaine à un film pourtant totalement cartoonesque .
C’est un drôle de type, ce Sam Raimi. Promu « cinéaste culte » après son premier essai (désolé pour les puristes mais le premier Evil Dead me paraît avoir assez mal vieilli et ne tient pas la route à côté de l’excellent numéro 3), il n’a cessé ensuite de brouiller les pistes en tâtant un peu tous les genres, de la comédie graphique (Mort sur le gril, que je n’ai point vu) au thriller parapsychologique (le médiocre Intuitions) ; du western ultra-maniériste (le mésestimé Mort ou vif) au polar rural (Un plan simple). S’il fallait lui trouver une famille, ce serait celle de Tim Burton et, surtout, des frères Coen (ils ont collaboré ensemble). Comme eux, Raimi aime à réinvestir les genres moins dans une perspective purement formelle (De Palma, Léone) que par un jeu sur le corps et ses mutations.
Pour pouvoir renouer avec des genres morts, il faut désormais les ré-animer, en faire un objet mutant entre hommage aux classiques et transformation contemporaine (voir la maison-laboratoire de Beetlejuice ou la résurrection d’Edward aux mains d’argent) . La saga Spider-Man, c’est ça : un retour en arrière (l’adaptation d’un comics mondialement célébré) et un jeu sur la mutation des corps. Dans le premier, Raimi gagnait son pari en jouant sur les liens entre le passage du cap adolescent et le devenir super-héros de Peter. Ici, il tisse toujours le même fil (facile !) entre les atermoiements sentimentaux de son héros puceau et sa mission de justicier. Il n’est, en quelque sorte, d’une projection idéale des efforts que tout un chacun doit accomplir pour être à la hauteur de l’amour. Cette dimension sentimentale, qui pourrait n’être que convenue et gluante, me paraît assez réussie car Raimi peaufine chacun de ses personnages, les fait évoluer par rapport à son premier film. D’un héros purement adolescent, il fait ici un jeune homme confronté à ces premiers choix d’adulte.
Face à lui, le cinéaste lui trouve un fabuleux adversaire qui lui permet de laisser libre cours à ses penchants pour les mutations. Il s’agit d’un professeur qui s’affuble de bras métalliques (il ressemble au dieu Vishnu) qui finissent par prendre possession de son esprit. Mi-homme, mi-machine cronenbergienne, cet ennemi de Spider-Man incarne à lui seul la conscience de l’Homme détruite par le progrès technologique et l’emballement de la science. Rarement j’ai vu un « méchant » aussi ambigu dans le cinéma de grande consommation puisqu’une lutte perpétuelle se livre sans arrêt au cœur de ce mutant.
Si on ajoute à ces personnages plutôt richement polis (il faudrait évoquer les « pannes » du héros) un vrai sens de l’humour (la scène où Spider-Man , tout piteux, tape la discussion dans un ascenseur avec un parfait inconnu) et du rythme ; on aura compris que ce film est une chouette réussite, prouvant que « blockbuster » n’est pas forcément synonyme de bêtise crasse et que l’énormité des moyens ne signifie pas forcément l’abandon de toute dimension humaine…