Inland empire (2006) de David Lynch avec Laura Dern, Jeremy Irons, Justin Theroux

 

 

 

Peut-on imaginer plus vaste gageure ? Mettre des mots sur les images d’Inland empire, dernier opus de David Lynch et, sans doute, le film le plus attendu de l’année (en ce qui me concerne, c’était le cas). Même si vous n’avez lu aucun papier sur ce film, ce n’est déjà plus un mystère : Inland empire est le film le plus tordu de Lynch (c’est peu dire !), son film le moins narratif et le plus abstrait (pour les esthètes), le plus « disjoncté » (pour les branchés) et le plus incompréhensible (pour les rationalistes). Un « film-monstre » où il faut accepter de perdre tous ses repères pendant près de trois heures et se laisser porter par les infinies ramifications d’une œuvre directement sortie d’un inconscient torturé ou de nos songes les plus obscurs. 

A la difficulté de parler de ce film s’ajoute ce sentiment qu’il est absolument impossible d’en saisir toutes les richesses à la première vision. C’est le type même de l’œuvre qui doit « mûrir » et qui doit réserver mille surprises à mesure que nous la redécouvrirons. La première fois, on encaisse le choc en sortant de la salle vaguement hébété, pas totalement conscient de tout ce qui s’est déroulé sous nos yeux. C’est d’ailleurs peut-être la seule limite du « système-Lynch » et la raison pour laquelle j’ai un peu moins adhéré à Inland empire qu’à Twin Peaks, Lost highway ou Mulholland drive. Dans ces films, le surréalisme obscur et les zones d’ombre mystérieuses chers au cinéaste se déployaient autour de colonnes vertébrales assez fortes même si ces charpentes défiaient déjà la narration classique et notre rationalité. Ici, il n’y a plus de colonne vertébrale ou si elle subsiste encore, elle se trouve éclatée en mille morceaux épars et bien malin celui qui pourra reconstituer les pièces du puzzle. Du coup, on oscille entre la pure fascination  (la plupart du temps) et des moments un peu moins forts, un peu plus flottants qu’on accepte un peu moins dans la mesure où l’on peine à les relier à une structure globale.

En abandonnant la pellicule pour la vidéo, Lynch expérimente un nouveau rapport à l’image et se débarrasse définitivement (ou presque) de la notion de récit. Il retrouve le caractère abstrait de ces premiers courts-métrages (je me souviens du choc de la découverte, à Clermont, de The grandmother) et de son premier long-métrage, le génial Eraserhead.

C’est à ce coup d’essai auquel on songe le plus souvent et c’est ici que nous serions tentés de tirer un fil nous permettant de nous retrouver dans ce labyrinthe qu’est Inland Empire.

Eraserhead, c’était en quelque sorte la projection mentale d’un homme traumatisé par sa vie de couple et vivant de manière totalement phobique l’idée de paternité (génialement incarnée par ce bébé prématuré monstrueux, sorte de fœtus braillard cauchemardesque). Même si cette question n’est pas abordée frontalement, l’idée de couple (symbole d’une normalité dont Lynch cherche à exhumer le côté sombre et caché) et de paternité (qu’on se souvienne du père incestueux de Twin Peaks) hante l’œuvre du cinéaste.

Et c’est peut-être de cette idée qu’il faut partir pour déchiffrer (un peu) Inland empire. Nikki (Laura Dern) est une actrice à qui l’on vient de proposer un nouveau rôle. Elle a pour partenaire le beau Devon (Justin Theroux, qui incarnait le cinéaste intransigeant de Mulholland drive), réputé pour sa manière de séduire ses partenaires. Sauf que dans le cas présent, Nikki est marié à un homme très jaloux bien décidé à faire respecter les sacro-saints liens du mariage. Or, il se trouve que nos deux comédiens jouent dans un film dont le script semble suivre exactement l’évolution de leurs propres sentiments (Sue trompe son mari avec le beau Billy qui a également des enfants). A moins que ce ne soit l’inverse (Sue serait l’actrice et Nikki le personnage) et c’est là que les choses se compliquent.

A partir de ce moment, Lynch renoue avec ses expérimentations sur les personnages qui se dédoublent, les situations qui se répondent en miroir  en complexifiant la structure à l’extrême pour n’en faire qu’un immense jeu de reflets.

Prenons un exemple : Nikki et Devon répètent une scène avec leur metteur en scène (J.Irons) et deviennent peu à peu leurs personnages. Soudain, une présence se manifeste au fond du studio désert. Devon court voir qui se trouve en ces lieux et revient bredouille. Un peu plus tard, Nikki réalise que ce qu’elle vit semble écrit dans ce script maudit (remake d’un film jamais terminé en raison de la mort des interprètes principaux) et semble passer de l’autre côté de la caméra. Après avoir déambulé dans des lieux abstraits (même s’ils reviennent de manière récurrente), elle se retrouve au fond du studio et voit la scène de répétition qu’elle avait effectuée quelques temps auparavant.

Alors que Mulholland drive et Lost Higway proposaient une seule « coupure » au milieu du film, permettant de « retourner » le ruban de la narration sur lui-même ; c’est toute les scènes qui sont mises en abîme dans Inland empire et qui semblent se répondre de manière mystérieuse (on ne compte plus le nombre d’écrans- de cinéma, de télévision- sur lesquels se projettent des scènes déjà-vues, accentuant le côté gigogne de la narration).

La femme qu’incarne Laura Dern (excellente) n’est plus « double », elle est démultipliée à l’infini. Qui est-elle réellement : une actrice ou un personnage de fiction ? Une tueuse violente ou la victime d’un mari jaloux ? Une respectable bourgeoise américaine ou une obscure prostituée des pays de l’Est ? Impossible de le déterminer ! Juste la possibilité de se rattacher à quelques bris du miroir : un mari stérile, un amant séducteur, la jalousie et la phobie du couple (je reviens à ces idées !)

A ce brouillage perpétuel de l’identité des personnages (et si, une fois de plus, la brune était la blonde ?) s’ajoutent le brouillage spatial (est-on aux Etats-Unis, à deux pas des « rêves bleus » d’Hollywood ou dans les friches industrielles d’une Pologne en proie aux trafics mafieux les plus sordides ?) et le brouillage temporel (il est rigoureusement impossible de déterminer si la scène qu’on voit est contemporaine de la scène précédente, si elle en est le passé ou l’avenir…)

 

 

 

A vrai dire, je pense que Lynch se soucie comme d’une guigne des interprétations de son film. Comme dans Twin Peaks, fire walk with me, sur qui tout le monde était tombé à l’époque parce qu’il ne résolvait aucunement l’énigme de la série, le cinéaste travaille ici davantage sur des motifs et des signes (un tournevis, une lampe rouge, des couleurs) autour desquels vont se déployer un art souverain de la mise en scène. Admirez la fabuleuse séquence où une vieille voisine de Nikki débarque chez elle et lui tient des propos inquiétants sur son futur rôle. C’est du simple champ-contrechamp mais regardez la manière dont Lynch compose ses plans. Derrière la visiteuse, on verra une superbe diagonale composée d’une chaise, d’une lampe et d’escaliers donnant une ligne de fuite à l’intérieur de ce qui est pourtant un simple (très) gros plan (la vidéo permettant de rendre nette la profondeur de champ et de ne pas écraser la perspective).

Inland empire n’est peut-être que ça (mais c’est déjà monumental !) : un ensemble de ligne de fuite où il fait bon se perdre. Le cinéaste nous prend par la main dans un méandre de couloirs obscurs, de pièces meublées étrangement (sans parler des habitants qui les peuplent : que ce soit ces prostituées polonaises ou ces individus à têtes de lapins).

Chaque séquence mérite une analyse précise, de l’ouverture totalement abstraite et assez hallucinante à l’abasourdissante fin du film, une demi-heure (en gros) de cinéma purement « atmosphérique », sans pratiquement aucun dialogue (me semble-t-il), naviguant en roue libre sur la crête d’un fabuleux cauchemar.

Il faudrait parler également du traitement de l’image (avec le rendu assez pauvre de la vidéo, Lynch arrive à créer des visions totalement fascinantes et parvient même à donner corps au Cri, le chef-d’œuvre de Munch), de la manière extraordinaire dont il utilise le son (ces nappes de bruits industriels) et  de l’incroyable richesse du montage. Il faudrait parler également de l’humour (un brin absurde) du film, de sa manière de démystifier l’usine à rêves d’Hollywood ; mais il y aurait tant à dire…

 

 

 

Je défends souvent ici le cinéma narratif et romanesque mais je suis néanmoins content de constater qu’il existe encore un cinéaste qui ose s’affranchir des schémas classiques et nous plonge dans les affres d’un cinéma onirique, surréaliste et abstrait.

C’est pour toutes ces raisons que David Lynch reste l’un des grands cinéastes au monde (le plus grand ?) et qu’il faudra, de toute manière, revenir sur Inland empire

 

 

 

 

 

 

  

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