Personnages en quête d'auteur
Le direktør (2006) de Lars Von Trier avec Jens Albinus, Jean-Marc Barr
Ceux qui s’inquiétaient pour la santé mentale de Lars Von Trier peuvent se rassurer : notre homme est toujours aussi fou ! Alors que nous attendions impatiemment le troisième volet de sa trilogie américaine, le voilà qui revient au Danemark pour trousser ce qu’il qualifie lui-même de « petite comédie ».
Ouverture du film : le cinéaste filme son propre reflet dans les vitres d’une grande tour d’une société d’informatique où va se dérouler l’action. Premier paradoxe : se montrer pour mieux annoncer sa disparition puisque le film a été tourné, tout le monde le sait désormais (je l’ignorais au moment de le voir), avec l’aide d’un logiciel informatique choisissant le cadre et les prises de son.
Fin du metteur en scène ? C’est aussi le sujet du film puisque au sein de cette entreprise, il n’y a pas de « patron ». Pour éviter de se mettre à dos les employés, Ravn a inventé un « chef » imaginaire, lui permettant de prendre les décisions les plus impopulaires. Au moment du rachat de la société par des Islandais, Ravn décide d’engager un acteur, Kristoffer, pour sauver la face et «incarner » ce grand pouvoir décisionnel.
Tous les quiproquos vont naître de cette situation d’origine, l’acteur découvrant au fur et à mesure des conversations le rôle qu’il a tenu jusque là. D’un point de vue comique, le film est assez réussi et on rit souvent (Jens Albinus, en acteur ahuri, fait une composition vraiment savoureuse).
Mais, je vous vois venir, vous allez me demander quel est l’intérêt cinématographique du film et de ce fameux procédé « Automavision ». Est-ce un coup de génie de Lars Von Trier ou une de ses fumisteries érigées en coup de pub ? Choisir entre ces deux termes n’a, à mon sens, aucun intérêt (et c’était déjà vrai pour l’histoire du « Dogme » qui fit couler tant d’encre). Ce qui passionne le cinéaste, c’est l’expérimentation. Il ne faut surtout pas figer ses théories dans un quelconque « dogmatisme » mais y voir un ensemble de contraintes que le cinéaste s’impose pour mieux accoucher de quelque chose de neuf.
Une fois qu’il s’est confronté à cet élément nouveau et que ça a réagit (au sens chimique du terme), il passe à autre chose.
Dans Le direktør, il s’agit d’interroger la place du « patron », à savoir celle du metteur en scène. D’un côté, elle est ici réduite à la portion congrue. Le vrai « metteur en scène » n’existe pas et ce sont des acteurs qui font tourner la petite entreprise. Visuellement, ça se traduit par un film qui bafoue absolument toutes les règles minimales de la grammaire cinématographique. Lars Von Trier et son logiciel accumulent les faux raccords et font mine d’ignorer toute bienséance en la matière (raccords dans l’axe sans changer de valeur de plan, occasionnant des « sautes » d’images, perpétuels décadrages ou recadrages à l’intérieur du plan…). La mise en scène semble en « roue libre » et ne paraît plus dirigée.
Sauf qu’en multipliant les plans « aléatoires », les axes de prises de vue et en privilégiant un montage très « cut » ; on finit par ne plus voir que cette mise en scène (avec des choses très belles, je songe à cette conversation générale autour d’un bureau qui paraît avoir été filmée et cadrée en fonction de l’écran d’ordinateur trônant au milieu de l’équipe).
Si Lars Von Trier fait mine de disparaître, c’est pour mieux affirmer sa présence (sa voix-off ressurgit au milieu et à la fin du film pour distancier l’action) et d’une certaine manière, filmer le « combat » entre sa puissance et celle de ceux qui sont devant les caméras : les acteurs. Sans révéler la fin, les atermoiements et revirements de Kristoffer voulant lui-même construire son « rôle » indépendamment d’un metteur en scène évoquent les conflits que Lars Von Trier a pu connaître autrefois avec Björk et Nicole Kidman.
Le direktør, en centrant son propos sur la place d’un « chef » au cœur d’un groupe, sur le « jeu » social et le « rôle » que chacun y tient, se rapproche d’un des films les plus réussis de Lars Von Trier, à savoir les idiots.
En faisant d’un grand patron un simple acteur, le cinéaste évoque mine de rien, la réalité d’un Pouvoir qui se dilue aujourd’hui de plus en plus au cœur d’un système unifié qui tourne sur lui-même. Sans grand discours, Lars Von Trier livre en douce une satire assez mordante du capitalisme aujourd’hui. Il refuse de jouer le jeu du pouvoir en subvertissant la place attribuée notamment au metteur en scène et invite les acteurs, comme dans les idiots, à détourner leurs rôles, à les dépasser.
Moins abouti que les idiots, cette comédie mineure qu’est Le direktør mérite le détour…
NB : Je n’ai choisi de parler ce week-end que des films vus au cinéma. Pour les autres, vous n’avez pas besoin de moi pour vous replonger sans hésiter dans les classiques signés Griffith (Intolérance, ça y est, j’ai vu mon premier Griffith !), Buster Keaton et Charles Reisner (l’excellent Steamboat Bill Jr.), Pasolini (Médée, avec la Callas et l’Afrique) ou Kurosawa (le magnifique l’Ange ivre). Côté cinéma bis, rien de déshonorant mais une routine un peu médiocre du côté d’Antonio Margheriti faisant du sous-Bava avec Les diablesses (où l’on aura la joie d’entendre Serge Gainsbourg (très mal) doublé en italien) ou de Francis Leroi et de son mélodrame polisson (les tentations de Marianne). Par contre, j’ai revu à la hausse L’enfer des zombies de Lucio Fulci. Dans une belle copie et en VO , ce film d’horreur bien répugnant se regarde avec un certain plaisir. Côté film récent, si l’on peut se délecter sans hésitation du Hollywood ending de Woody Allen, on peut également se dispenser, malgré la sublime Zhang Zhiyi, du bibelot poussif de Zhang Yimou le secret des poignards volants.