Romanesque ou catéchisme?
Les témoins (2006) d’André Téchiné avec Michel Blanc, Emmanuelle Béart, Sami Bouajila, Julie Depardieu, Johan Libéreau
Cette fois, c’est bon : je vous annonce, non sans une certaine émotion, mon retour parmi vous après un bon mois d’absence. Avant d’en venir au film qui nous intéresse aujourd’hui, je vous propose un rapide tour d’horizon des notes auxquelles vous avez échappées.
J’ai puisé, cette semaine dans mes réserves de DVD, notamment pour terminer de visionner les coffrets qu’on m’a offerts à Noël. J’ai ainsi pu revoir avec une rare jubilation un des meilleurs films de Woody Allen de ces dernières années, le succulent Anything else (avec Christina Ricci en petite culotte, Rhââââ !). J’ai également découvert une rareté du même Woody, un téléfilm tourné en 1994 (avec Michael J.Fox !) intitulé Don’t drink the water. On retrouve un peu le style du cinéaste de cette époque (la caméra portée à l’épaule de Maris et femmes et Meurtre mystérieux à Manhattan) et le résultat est une comédie désopilante.
Autre coffret à terminer, celui de Romero. J’ai donc revu le jour des morts-vivants, excellent film d’horreur plein d’humour noir (le zombi qui se redresse alors qu’il a le ventre ouvert, provoquant la chute de ses intestins) et facétieux pamphlet antimilitariste (faut voir le chef des bidasses, avec sa gueule de Bernard Tapie et sa tête pleine d’eau !).
Revu également le très beau The dead zone de Cronenberg, adaptation totalement réussie d’un roman de Stephen King. Je n’en dis pas plus car je reparlerai du cinéaste très prochainement.
Côté télé, ce fut un peu la revanche des mal-aimés. D’abord Wenders, cinéaste dont je dois avouer que l’œuvre ne m’intéresse plus beaucoup alors que je l’ai tant aimée jeune. Land of plenty conserve les défauts inhérents à la plupart des derniers films de Wenders : pensée un brin limitée (la guerre, c’est pas beau !), et fourre-tout (le 11 septembre, la Palestine…), un sentimentalisme parfois envahissant… Mais le cinéaste parvient ici à lier regard critique sur la politique des Etats-Unis sans obérer sa fascination pour ce pays. De plus, il filme toujours aussi bien les paysages et le territoire américain. C’est sans doute son film le plus réussi depuis une éternité (sans doute depuis les ailes du désir).
Je ne professe pas non plus un grand amour pour l’œuvre de Costa-Gavras. Cinéma lourd, démonstratif, didactique et plein de bonne conscience « de gauche » ; ses films ne m’ont jamais emballé. Avec Le couperet, le cinéaste n’abandonne pas ses vues « sociales » (le film est une satire impitoyable du libéralisme sauvage contemporain) mais en adaptant l’œuvre de l’excellent Donald Westlake, il vire plus du côté du thriller, du cinéma de genre. D’où un film beaucoup plus sec et ironique que d’habitude, transcendé par la fabuleuse composition de José Garcia. Là encore, sans doute le meilleur film de Costa-Gavras.
Pour finir, j’ai vu l’étonnant la barrière de chair de l’excellent Seijun Suzuki. Comme pour Cronenberg, j’en reparle très vite…
Venons-en maintenant à Téchiné, cinéaste que j’ai également beaucoup aimé et qui m’a un peu déçu ces derniers temps. Disons que depuis son chef-d’œuvre, les roseaux sauvages, aucun de ses films ne m’a transporté. Aucun n’est détestable mais tous ont tendance à ronronner, à appliquer des recettes éprouvées (Téchiné se contentant de faire du Téchiné).
J’ai bien cru que les témoins allait me réconcilier avec le cinéaste. La première heure du film est vraiment très belle et on retrouve tout ce qui faisait l’intérêt des grands films de Téchiné : son lyrisme sec et tendu, son sens du romanesque âpre, son goût pour les personnages complexes…
Manu (J.Libéreau) est un jeune homme qui « monte » de sa province vers la capitale, trajectoire habituelle pour nombre de personnages chez Téchiné (qu’on se souvienne de Rendez-vous ou de Manuel Blanc dans J’embrasse pas). A Paris, il fait la connaissance d’Adrien (Michel Blanc), un médecin homosexuel qui le prend sous son aile. Par son intermédiaire, il rencontre également un couple, Sarah (E.Béart) et Mehdi (S.Bouajila). Elle est écrivain tandis que lui est flic. C’est avec ce dernier qu’il va vivre une aventure passionnée…
Le film se présente donc dans un premier temps comme un roman initiatique, c'est-à-dire comme ce que Téchiné fait de mieux. Par l’utilisation de la voix-off (celle d’Emmanuelle Béart, l’auteur qui endosse le rôle de narratrice), du « chapitrage » de son film et par sa manière de construire ses personnages, le cinéaste renoue avec son cinéma romanesque et ça fonctionne bien. La mise en scène est très élégante (de beaux travellings latéraux) et l’on admire cette attention aux corps, à la lumière, aux gestes qui prime sur la psychologie (d’où le côté opaque des personnages). Les témoins offre d’abord une superbe preuve de liberté, n’abordant pas l’homosexualité (un des thèmes du film) sous l’angle sociologique mais comme faisant partie intégrante de certains individus. Aucune revendication ni discours : juste un regard empathique avec ceux qu’il filme (avec une délicatesse et la luminosité du soleil sur les corps qui rappelle les roseaux sauvages).
Et puis au bout d’une heure arrive, vous le savez sans doute, le sida. Téchiné semble alors arborer le grotesque ruban rouge et faire sonner toutes les alertes (attention ! film concerné sinon engagé) et le film fléchit. Ce n’est pas un effondrement total car le cinéaste est intelligent mais quelque chose s’est quand même brisé.
L’intelligence du cinéaste, c’est d’avoir conscience des dangers de ces films « à sujet » et de les éviter. Par bonheur, les témoins ne devient pas une horreur du style Philadelphia, répugnant film de « maladie » avec chantage à l’émotion de rigueur et déferlement lacrymal. Mais d’une certaine manière, cette retenue bride le romanesque du film, l’empêche d’être un mélo flamboyant et Téchiné n’ose pas s’engager dans la voie du romantisme morbide à la Carax ou même à la Cyril Collard (les bien-pensants sont tombés sur les nuits fauves parce qu’on y baisait sans capote ! Pas citoyen, ça ! Dangereux ! Pas agrémenté par le ministère de la Santé !).
Du coup, on sent le cinéaste embarrassé, plus attentif à éviter les pièges qu’à suivre sa propre voie. Alors qu’il était jusqu’à présent dans son film, on le sent désormais à l’extérieur, se regardant filmer et ne sachant plus trop quoi faire : un peu de didactisme (le peu de cas que les pouvoirs publics ont fait de l’épidémie à ses débuts) mais pas trop, un peu de sociologie mais en tentant d’éviter les discours (une dispute entre Adrien et Mehdi)…
De la même manière, les personnages se recentrent autour de la maladie et deviennent moins justes, plus caricaturaux. Disons que Téchiné se laisse aller à la psychologie et ce n’est pas toujours très bon, surtout quand il veut faire « signifiant » (le baiser de Sarah à Manu, rappelant celui de Clémentine Célarié dans une sinistre foire humanitaro-gluante).
Alors que pendant une heure, Téchiné restait dans le pur présent, suivant des personnages vivant dans l’instant ; il vire soudain sa cuti et tente d’accéder à une fable plus « universelle ». En conséquence de quoi, les personnages cessent d’être des individualités pour devenir des symboles un peu patauds : Manu sera la Victime (on sait que l’époque aime la victimisation), Adrien symbolisera l’Engagement (il collecte tout de suite des fonds et donne des conférences, milite pour le port du préservatif chez les prostituées…), Sarah la Tolérance (elle embrasse le sidaïque). Seule Mehdi, avec sa trouille et sa vie de couple qui part à vau-l’eau reste un peu plus intéressant. Les acteurs ne sont pas en cause (à part Johan Libéreau avec qui j’ai un vrai problème car je le trouve antipathique au possible et je me fous de son destin) : ils sont tous excellents (avec mention spéciale à Julie Depardieu qui reste peut-être l’un des personnages les plus beaux du film même s’il est « périphérique ». Le problème c’est qu’ils deviennent trop typés et perdent de leur mystère.
Le film finit donc par décevoir un peu au bout du compte : moins parce que ce serait un ratage total (ce n’est évidemment pas le cas) que parce qu’il ne tient pas les belles promesses qu’il avait, dans un premier temps, annoncées…