Belle toujours (2006) de Manoel de Oliveira avec Michel Piccoli, Bulle Ogier

 

Belle de jour fait incontestablement partie de mes films de chevet, un de ces chefs-d’œuvre dont on ne se lasse jamais et qui réserve toujours une surprise lorsqu’on le revoit. D’où ma curiosité pour ce Belle toujours où le toujours sémillant Manoel de Oliveira (99 ans cette année, tout de même !) imagine les retrouvailles 40 ans après de Séverine, la bourgeoise qui se prostituait pour assouvir ses fantasmes sado-masochistes, et Husson, le meilleur ami du mari de Séverine.

Plutôt que d’une véritable « suite » au film de Buñuel, il serait plutôt judicieux de parler ici de codicille malicieux. Et puisque le film s’ouvre par une longue séquence dans une salle de concert, c’est presque de manière musicale qu’il faut entendre le mot « suite ». Oliveira ne cherche absolument pas à résoudre les mystères du film originel ou à lui trouver une fin plausible. Il s’agit plutôt pour lui de s’appuyer sur quelques motifs (la fameuse boite bourdonnante offerte à Séverine par un client asiatique, les dernières paroles de Husson à son ami – lui a-t-il révélé la double vie de sa femme ?-, le mystère du désir féminin…) et de bâtir une petite pièce très musicale (avec ces plans généraux de Paris qui reviennent comme un lancinant refrain).

S’il l’on continue à dérouler le fil de la métaphore musicale, on pourra qualifier la première partie de Belle toujours de « fugue » tant la mise en scène se construit autour d’un ballet minimaliste où Husson, après avoir aperçu Séverine à un concert, tente en vain de la rattraper et de lui parler. A chaque fois, ce fantôme du passé se dérobe et prend la fuite jusqu’au moment où l’homme va parvenir à ses fins et inviter la belle à dîner.

Deuxième mouvement : Séverine affirme qu’elle n’est plus la femme d’autrefois (suprême ironie de Oliveira puisque, effectivement, Catherine Deneuve a décliné l’offre du film et c’est Bulle Ogier qui reprend le flambeau) tout en cherchant à revenir sur le passé pour tenter de le comprendre. Dans un décor superbe et intemporel, le cinéaste filme un désormais mémorable dîner (quasiment muet) en témoignant qu’il n’a rien perdu de sa maîtrise du cadre (nous allons y revenir).

 

Même si Belle de jour hante chaque plan de ce film, sous la forme de réminiscences et non d’hommage appuyé ; il fait davantage penser à un autre film de Buñuel, Cet obscur objet du désir. En effet, on retrouve cette manière de donner au même personnage le visage de deux actrices différentes et de jouer avec l’éternel mystère du désir féminin. Comme la Conchita de Cet obscur objet du désir, Séverine est un pur fantasme qui ne cesse de se dérober aux yeux de l’homme qui la désire. Comme tout ce petit monde a vieilli, le désir ne passe plus désormais par la volonté de possession physique mais par une volonté de possession par les mots. D’où ces scènes où Husson confie ses secrets à un barman bienveillant. Séverine est un fantôme qui ne cesse de fuir. Même lorsqu’il parvient à l’inviter, Husson ne peut la faire parler, ne peut pénétrer son univers fantasmatique (après avoir été sado-masochiste, voilà que notre héroïne lui annonce qu’elle envisage d’entrer au couvent !). Elle effectuera une dernière fuite en forme de pirouette, où Oliveira se permet le seul hommage direct à Don Luis en faisant entrer dans le cadre un coq tout droit sorti du Fantôme de la liberté. Les deux plans où Séverine apparaît puis disparaît en se tenant dans l’embrasure d’une porte sont absolument magnifiques car ils introduisent du mystère dans le « système » d’Oliveira. Je m’explique : pour le grand cinéaste lusitanien, rien n’existe hors du cadre. La rigueur avec laquelle il compose ses plans ne dit pas autre chose : ce qui existe est dans le cadre et il n’est pas question de transcendance. Piccoli sort de la salle de concert et reste devant l’entrée un petit moment. Un petit panoramique l’accompagne alors qu’il effectue quelques pas sur sa gauche puis revient à son point de départ. A l’arrière-plan, un homme tire les grilles et ferme les portes. Tout est dit dans ce petit moment anodin : le plan est « bouclé » sur lui-même et rien n’existe hors de ce présent là.

Bien sûr, le passé est omniprésent dans Belle toujours mais sans nostalgie. Il se porte sur le visage des acteurs où surgit par association (les deux prostituées du bar qui renvoient aux hôtesses de la maison close de 66). 

Lorsque Oliveira, sur la fin (qui est vraiment très belle), éteint les lumières et filme son couple en clair-obscur devant une baie vitrée donnant sur un Paris irréel, on songe au récent Cœurs de Resnais. Le temps a passé et ne reste désormais plus qu’une lumière qui, irrémédiablement, décline. Mais là où Resnais était superbement funèbre et inquiet ; Oliveira se montre goguenard et détaché par rapport à la mort. Aucune angoisse du néant chez lui : juste une ironie constante qui le pousse à profiter du présent au maximum (voir la joyeuse vitalité de Husson qui s’enfile whisky sur whisky et qui n’arrête pas de se marrer).

 

Bien sûr, le monde est une vaste énigme mais mieux vaut en rire. Belle toujours se coltine avec les fantômes du passé, le mystère des fantasmes, la métaphysique mais sa suprême élégance est de laisser toutes ces questions en suspens et de naviguer, facétieux, sur le seul fil du présent…

 

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