Ne touchez pas la hache (2006) de Jacques Rivette avec Jeanne Balibar, Guillaume Depardieu, Michel Piccoli, Bulle Ogier

 

 

De tous les auteurs de la Nouvelle vague, Jacques Rivette est le seul que je n’ai toujours pas évoqué dans ces pages. Normal puisque c’est sans doute le plus discret de tous ces cinéastes, et celui dont les films sont, malheureusement, les moins visibles. Vous savez désormais que Ne touchez pas la hache est une adaptation du roman de Balzac la duchesse de Langeais. Rivette retrouve donc un romancier qu’il a porté à l’écran plusieurs fois, que ce soit l’histoire des treize (Out one) ou le chef-d’œuvre inconnu (devenu La belle noiseuse). Il y aurait beaucoup de choses à dire sur l’influence qu’a eu Balzac sur les ex-critiques des Cahiers du cinéma passés à la réalisation, mais ce n’est ni le lieu, ni l’heure (avec le beau soleil que nous avons depuis une semaine, je n’ai aucune envie de passer des après-midi devant mon ordinateur !). 

Toujours est-il que la duchesse de Langeais est devenu un film sans que Rivette se fourvoie dans une de ces adaptations poussiéreuses et académiques comme les affectionne le cinéma français.

 

 

Prologue : le général de Montriveau débarque dans un couvent de Carmélites et cherche à parler à une française qui s’est cloîtrée en ce lieu. Notre homme se retrouve alors face à la femme qu’il a aimée autrefois à Paris. L’échange donne lieu à de nombreux regrets et se termine plutôt mal. Rivette coupe et nous propulse cinq années en arrière, lorsqu’au cours d’une quelconque soirée mondaine, Montriveau a croisé le regard de la duchesse de Langeais. D’une certaine manière, le drame passionnel a déjà eu lieu et le pari de Rivette va être d’invoquer ces fantômes et de parvenir à leur donner une épaisseur charnelle en leur refaisant vivre leur histoire au présent. Pour cela, il recourt à ce qui reste le nerf de son cinéma : le théâtre. La manière dont il introduit le flash-back est symptomatique : dans le parloir du couvent, la religieuse met fin au dialogue entre l’ex-duchesse et son amant en tirant un épais rideau, et c’est un rideau du même type qui s’ouvre sur un salon cinq ans plus tôt, sur la scène où Montriveau va faire sa connaissance. L’univers des salons mondains, qui vient du roman de Balzac, devient une scène théâtrale où va se jouer la plus cruelle des pièces. Cette dimension « théâtrale » du film (attention, ce n’est en aucun cas du « théâtre filmé ») est ce qui va structurer la mise en scène de Rivette (remarquez la manière dont il soigne les entrées et sorties de champ). Car pour lui, rien n’existe que ce qui se fait et se défait au présent, par la mise en scène (c’est très mal dit mais je n’arrive pas à trouver d’autres mots). Ses films ne sont que l’aboutissement d’un « travail en train de se faire » et c’est dans espace scénique qu’invente une mise en scène, pour le coup purement cinématographique, que peut advenir quelque chose, un « secret ». Souvent, Rivette a filmé des répétitions théâtrales (l’amour fou, l’amour par terre, la bande des quatre, Va savoir…), métaphores parfaites du film en train de se construire au présent. Mais cet espace scénique peut prendre d’autres formes : l’atelier d’un peintre où se construit une relation privilégiée et douloureuse entre l’artiste et son modèle (la belle noiseuse) ou ici, des intérieurs mondains (salons, boudoirs…) où la mise en scène parvient à faire advenir le secret d’une relation amoureuse compliquée.

C’est maintenant qu’il faut évoquer le génie des deux acteurs principaux chargés d’incarner ces spectres amoureux : Guillaume Depardieu n’a jamais été aussi puissant, fauve blessé qui tourne en rond et se cogne à la cage de son désir et de sa passion malheureuse. Face à lui, l’évanescente Jeanne Balibar est extraordinaire, capable de donner à ressentir tactilement les sentiments évolutifs de son personnage ; mondaine coquette dans un premier temps qui tient à tenir son rang (elle connaît parfaitement son rôle dans ce petit théâtre social) et qui se laisse peu à peu consumer par l’amour, au point d’accepter d’être marquée par son amant et de tout dévoiler à la société.

Le génie de Rivette est de parvenir à nous projeter dans le pur présent de cette relation qui se construit et s’étiole. Par son recours aux intertitres (qui lui permettent d’élaguer toutes les scènes d’exposition et le côté psychologique et social du roman), le cinéaste joue sur la répétition des face à face entre Montriveau et la duchesse et crée de « purs blocs » de présent (mon Dieu, que cette expression est laide !) qui semblent surgir comme des flashs. La force de Ne touchez pas la hache réside dans cette dimension : à la fois une évocation au passé, une tentative de réincarner des figures fantomatiques et, en même temps, de donner au spectateur l’impression de vivre cette aventure au présent, de créer un espace de mise en scène qui ne cesse de se déployer à mesure que le film avance. Bizarrement, j’ai souvent songé au chef-d’œuvre de Rivette, Céline et Julie vont en bateau (le plus beau film français des années 70 avec La maman et la putain d’Eustache). Dans ce film, les deux héroïnes donnaient consistance à un récit de roman-photo qui semblait s’inventer au gré de leurs imaginations. Dans Ne touchez pas la hache, la dimension ludique a disparu mais on retrouve cette sorte de structure de « flashs » répétitifs qui permettent au film de se construire.

 

 

La grande chose qui a changé chez Rivette depuis ses merveilles des années 70, 80 ; c’est la disparition de la dimension collective. L’espace théâtral d’autrefois était le lieu d’une aventure commune qui permettait au cinéma d’advenir grâce au groupe. Depuis, le cinéma de Rivette s’est recentré sur le couple : modèle/peintre (la belle noiseuse), héroïne nationale et son idée fixe et Absolue (Jeanne la pucelle) et les amours contrariés (Histoire de Marie et Julien, Ne touchez pas la hache).

Mais son idéal d’une mise en scène capable de s’inscrire dans un absolu du présent est resté le même. D’où la puissance d’incarnation de ce film qui ne se vautre jamais dans le décorum ou la poussière des reconstitutions. Au contraire, en stylisant au maximum, Rivette rejoint à certain moment les grandes heures du cinéma muet (les intertitres aident à renforcer cette impression). Lorsque Jeanne Balibar, sur la fin, déambule l’esprit absent dans des rues désertes de Paris, balayées par un fort vent ; on songe à des images venues des temps immémoriaux du cinéma (la charrette fantôme de Sjöström, par exemple) et c’est magnifique. 

 

 

Par la seule grâce de la mise en scène (au passage, un gros crachat glaireux sur la face du pire critique de France, Alain Riou, qui au Masque et la plume, a affirmé que Ne touchez pas la hache était « mal filmé » sous prétexte que « Rivette filme toujours de loin » ! Qu’un type soit payé pour dire des énormités pareilles laisse songeur ! A moins que le « bien filmé » soit l’esthétique des téléfilms avec son défilé de gros plans et de champs/contrechamps), Rivette parvient à offrir un espace pour que ses amants vivent leur histoire au présent. Il faudrait sans doute revoir le film plusieurs fois pour étayer tout cela, parler du montage assez extraordinaire qui saisit à l’os cette histoire d’amour et qui lui donne son urgence (voir ce raccord fabuleux entre le visage inquiet de Depardieu et une horloge, lui donnant ce sentiment que son « temps » est fini).

Pour l’heure, je veux garder en mémoire l’émotion que procure cette élégie à des figures spectrales aujourd’hui disparues…

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