A la croisée des mondes
Charulata (1964) de Satyajit Ray
Calcutta, fin du 19ème siècle, Bhupati, un intellectuel richissime s’occupe à temps plein d’un hebdomadaire politique et néglige, de ce fait, sa femme Charu. Pour l’aider au journal, Bhupati fait venir son beau-frère tandis que la femme de ce dernier tient compagnie à Charu. Arrive ensuite Amal, un cousin fantasque prisant davantage la littérature et l’oisiveté que le travail que lui propose Bhupati. Charulata partage avec Amal ce goût de la littérature et s’éprend peu à peu du jeune homme…
Adapté du grand écrivain bengali Tagore, Charulata est un mélodrame subtil et profond où s’exprime une nouvelle fois le grand art de l’immense Satyajit Ray. L’œuvre du cinéaste fonctionne, selon la très heureuse formule de Manchette, en chambre d’échos. Pour le dire très schématiquement, chaque donnée politico-sociale trouve une résonance dans la sphère privée et l’intimité du couple. En plaçant son film à la fin du 19ème siècle, Ray montre l’avènement d’une bourgeoisie aisée au pouvoir, une bourgeoisie qui veut trouver sa légitimité dans le travail (Bhupati veut prouver qu’on peut être fortuné sans être oisif). Désir d’émancipation qui trouve un écho dans la ligne politique de son journal. La sentinelle, c’est son titre, se veut à la fois libéral et milite pour la reconnaissance des droits de la population indienne (rappelons que l’Inde appartient alors à la couronne Britannique). Mais d’un autre côté, le périodique reste écrit en langue anglaise, donc « prisonnier » de cette influence.
Tout le film va se déployer autour de ce dilemme (bien qui le fasse de façon bien moins caricaturale que ma description) : comment rester fidèle à un certain ordre des choses, à une tradition tout en affirmant une volonté d’émancipation ?
C’est autour d’un magnifique portrait de femme, celui de la belle Charulata, que Ray va cristalliser ce questionnement. Charu est à la fois l’exemple typique de la femme indienne qui tente tant bien que mal de tromper son ennui en attendant que son mari ait fini de travailler. Elle n’est qu’une spectatrice d’un monde sur lequel elle n’a pas d’emprise (voir dans les scènes d’ouverture la manière dont elle observe avec ses jumelles les passants qui déambulent derrière ses persiennes). Peu à peu, grâce à la présence d’Amal, elle va s’affirmer de deux manières. D’une part, en poussant le jeune cousin à écrire puis en passant elle-même à l’acte et en se faisant publier dans une revue littéraire. L’art apparaît comme un moyen d’expression de soi, une manière de s’émanciper d’un mari qui ne sait rien de ces pratiques (notons que le mari n’a rien d’un tyran et, qu’au contraire, il a poussé Charu, lui aussi, à écrire. Mais dans sa représentation du monde, la littérature n’a aucune importance et il ne l’ « offre » à sa femme que comme un simple passe-temps).
D’autre part, Charulata tombe amoureuse d’Amal qui ne se doute de rien. Là encore, rien d’appuyé chez Ray : juste un jeu très fin de regards, de postures qui suggèrent tout en ne disant rien (l’actrice, sublime, Madhabi Mukherjee n’est pas pour rien dans la réussite du film). Comment concilier, dans un monde où règne les plus dures des conventions, une soumission à l’ordre des choses et un désir d’affirmation de l’individu ? A la manière d’Ozu et de quelques rares cinéastes de cette trempe, Ray fut l’un de ceux qui parvint le mieux à filmer la croisée de deux mondes. D’un côté, l’ancien et son ensemble de rites, de codes, de traditions ; de l’autre, l’émergence d’une modernité n’allant pas tarder à renverser tout cela.
Son talent, c’est d’éviter toute caricature. De rendre par exemple très émouvant le personnage de Bhupati qui délaisse pourtant son épouse. C’est un personnage qui malgré ses défauts incarne encore un certain idéal (libéral) et une certaine honnêteté alors qu’émerge une génération de marchands et de voleurs (le frère de Charulata).
La scène où il confie à Amal qu’il a été volé et trahi est extraordinaire parce que, selon ce système d’échos cher à Ray, le cousin devine soudain les sentiments de Charu (qu’un plan sublime montre soudainement passer dans la profondeur de champ et jeter un regard sans équivoque) et se rend compte qu’il est lui-même sur le point de trahir Bhupati.
Le cinéaste parvient alors à donner à ses personnages une épaisseur incroyable, où se mêlent les sentiments, le sens du devoir, les remords et les désirs, qui ne passe jamais par la psychologie mais par la mise en scène. Dès les scènes d’ouverture où de petits travellings phobiques accompagnent la solitude de Charulata, Ray parvient à déstabiliser l’ordre des choses, à faire partager le sentiment d’insatisfaction qui meut son héroïne. Tout sera ensuite de cet ordre : subtilité, élégance, profondeur, richesse des caractères…
Au lieu de vous gavez des produits bollywoodiens kitsch qu’on tente de nous refourguer en guise de produits culturels exotiques (voir le mois de l’Inde), revoyez plutôt les films de Ray : vous ne serez pas déçus…