Pour une poignée de yens
Le garde du corps (1961) de Akira Kurosawa avec Toshiro Mifune
Un samouraï solitaire venu de nulle part (le grand Toshiro Mifune, acteur fétiche de Kurosawa) débarque dans un petit bourg ravagé par une guerre entre deux clans. Pour obtenir quelques avantages pécuniaires de la situation, notre homme va proposer successivement aux deux partis belligérants ses services de garde du corps...
Les plus cinéphiles d’entre vous auront reconnu le scénario que Sergio Léone concoctera à la sauce spaghetti en réalisant Pour une poignée de dollars. Mais l’influence de ce film ne se limite pas à la descendance Léone/Eastwood (celui de Pale rider et L’homme des hautes plaines) mais également à tout un pan du cinéma américain contemporain (ce n’est pas sans une certaine stupéfaction que j’ai découvert que la scène de Sailor et Lula de Lynch où un chien s’enfuit avec une main coupée dans la gueule venait directement du film de Kurosawa).
Curieuse généalogie pour un cinéaste qui fut lui-même un grand amateur du cinéma américain classique. En caricaturant à l’extrême, on pourrait même dire que Le garde du corps, c’est du western mâtiné de Dostoïevski et de Shakespeare (les deux influences occidentales les plus prégnantes dans l’œuvre du maître nippon). Le tout à la sauce japonaise ! Ne fuyez pas : le résultat est exquis !
Comme dans Les sept samouraïs, Kurosawa se situe à l’intersection de deux mondes. Le premier, c’est celui du Japon féodal et de ses traditions, un monde voué à une disparition rapide. Notre samouraï n’est, en effet, plus qu’un fantôme qui entre dans le nouvel ordre du monde : celui de l’égoïsme capitaliste, de la cupidité individuelle et du chaos. Le décor dans lequel se déroule l’action est, dans un premier temps, filmé par Kurosawa comme un véritable enfer (autre référence contemporaine envisageable : le U-Turn d’Oliver Stone) : habitants cloîtrés et terrorisés, enfants qui quittent le domicile familial pour s’engager comme aventuriers et grappiller quelques deniers, affaires florissantes pour le fossoyeur du cru…
Les valeurs attachées à la condition de samouraï (honneur, tradition, loyauté…) ont laissé place à la pire avidité. La seule chose qui intéresse dans un premier temps Mifune, c’est de s’enrichir et profiter au maximum de la situation pour une poignée de « ryo ».
Mais chez Kurosawa, il n’est pas question de se complaire dans le nihilisme et d’adopter le cynisme de certains de ses successeurs. A un moment X, le héros du film réalise à quel point son attitude va à l’encontre de toute idée de Justice et il va décider de se racheter. Pour résumer ce basculement rédempteur, je ne crois pas pouvoir dire mieux que Manchette qui synthétisa en une phrase la quintessence du cinéma de Kurosawa : « Voilà qui fait très bon ménage avec le goût de Kurosawa pour Shakespeare, l’un et l’autre cherchant la Raison dans le chaos des intérêts particuliers et des idéologies ou autres idéaux. »
Le problème n’est pas ici de remettre de « l’ordre » dans les affaires du village (ça serait alors plutôt une thématique américaine, celle de la réconciliation de la communauté sous le signe de la Loi) mais de défendre une certaine idée immuable de la Justice (que vous l’appeliez Dieu ou Raison, c’est votre problème !). La manière dont Kurosawa filme cette adhésion à la Justice est formidable car il le fait sans le moindre sentimentalisme. Son regard est à la fois rugueux et brutal (comme le sont ses personnages de médecin dans l’ange ivre ou Barberousse) mais plein de compassion et d’humanité.
A cela s’ajoute une maîtrise de la grammaire cinématographique assez époustouflante. Le garde du corps est un nouvel exemple parfaitement réussi de cet expressionnisme halluciné cher au cinéaste (il faut voir la présence de Mifune dans la dernière parti du film, mi-cadavre, mi-ange exterminateur). La mise en scène joue à merveille de la topographie du village et du point de vue « extérieur » qu’apporte avec lui le samouraï (d’où ces quelques plans généraux en plongée qui épouse le regard surplombant du personnage au début).
La sécheresse du montage, le rythme que lui confère la musique, donnent au film ce lyrisme brutal, si caractéristique de l’œuvre immense d’un des plus grands cinéastes de tous les temps.