Mouchette (1967) de Robert Bresson avec Nadine Nortier

 

Mouchette est, après Le journal d’un curé de campagne, le deuxième roman du grand Bernanos que Robert Bresson porte à l’écran. Mal-aimé de certains fans du cinéaste (je me souviens d’un documentaire de Garrel où Benoît Jacquot avouait ne pas aimer Mouchette), je dois vous prévenir d’emblée qu’il s’agit sans doute de mon préféré, le film qui me touche le plus dans l’œuvre singulière et austère de Robert Bresson (que, par ailleurs, je ne connais pas totalement).

Le récit que nous livre le cinéaste pourrait n’être qu’un sordide drame naturaliste puisque nous y suivons les pas d’une (très) jeune fille livrée à elle-même, contrainte de s’occuper de toutes les tâches à la maison (son père est un ivrogne, sa mère est malade et son petit frère n’est encore qu’un bébé). Solitaire et rejetée par les autres fillettes de l’école, elle s’égare un soir de pluie dans les bois et se fait violer par le braconnier Arsène. Les malheurs ne s’arrêteront pas là puisque Mouchette finira par voir sa mère mourir…

C’est dire si, sur le papier, les ressorts du drame sont chargés et nous n’osons imaginer ce qu’un cinéaste moins scrupuleux aurait pu tirer d’un tel sujet. Or jamais nous ne sommes dans le tire-larmes ou le fait divers crapuleux. Pour se faire, Bresson applique à la lettre les préceptes de mise en scène qu’il a lui-même définis : rigueur du cadre, refus de la moindre psychologie, épuration des moindres effets de jeu d’acteur (les fameux « modèles » bressonien et leurs voix blanches)… C’est cette mise en scène qui permet au film d’être à la fois très concret (la rudesse de la vie dans certaines campagnes reculées) et très abstrait. Comme le souligne admirablement Ludovic (ici) ; Bresson, par la grâce d’un montage et d’un découpage inouïs, met soudain en valeur certains « signes » (une main, un regard…) et atteint, d’une certaine manière, au symbole universel. 

Le récit de Bernanos est transposé à l’époque contemporaine mais il faut vraiment un certain temps pour s’en rendre compte tant le cinéaste s’attache peu au descriptif et vise tout de suite au cœur du symbolique. Mais, je le répète, ce symbolisme n’a rien d’un jeu gratuit et abstrait : il s’inscrit au cœur même d’un monde incroyablement « terrestre ». Mouchette, c’est la terre, la boue et la rudesse des éléments. C’est également la lourdeur des désirs, le fardeau de tous ces regards qui pèsent sur les frêles épaules de la fillette, les remugles des pulsions enfouies et des instincts bestiaux…Seul Bruno Dumont me semble être parvenu à retrouver cet équilibre magique entre la glèbe et le symbole, à faire des films à la fois aussi concret et abstrait.

Du coup, ce n’est plus du scénario dont on se souvient mais de moments marquants, de ce regard incroyablement dur de la petite Nadine Nortier (qui mieux que Bresson a filmé l’enfance nue ? cette sensation que la vie a déjà balayé toute trace d’espoir sur le visage de l’adolescente et que cette douleur est toute contenue dans ce beau regard sombre). Bresson filme Mouchette comme un petit animal traqué, qui va se réfugier sous les meubles pour échapper à son bourreau. Les images de chasse reviennent régulièrement car, comme dans le très beau Au hasard, Balthazar, c’est à travers la manière dont ils traitent les animaux que se dessine toute la cruauté de l’être humain. Tout le travail de découpage de la mise en scène consiste à montrer Mouchette comme la victime de ce monde de chasseurs et d’un piège inéluctable (voir la scène des auto-tamponneuses où elle se fait violemment rentrer dedans –prélude au viol- et où Bresson ne semble lui offrir aucune issue).

Je ne révèlerai pas la teneur de la séquence finale pour ceux qui n’auraient pas vu le film mais sachez que je tiens ce moment comme une des choses les plus bouleversantes que j’aie vu de ma vie au cinéma.

 

Lorsque j’ai découvert pour la première fois  ce film; j’y ai vu une œuvre totalement noire et désespérée, à un point que je n’arrivais pas à comprendre ceux qui parlaient de « spiritualité » à propos de Bresson (comment croire à un quelconque Dieu face au calvaire de cette petite ?). Même si Mouchette reste foncièrement noir et pessimiste ; je dois reconnaître que mon regard a un peu changé sur sa teneur. J’y vois même parfois, au cœur d’un abîme de cruautés, de mesquineries et de misères, une espèce de lueur d’espoir. C’est ce sourire qui soudain illumine le visage de la jeune fille. Ou encore cet instant déchirant où elle s’occupe de son futur bourreau, victime d’une crise d’épilepsie. Par ce simple geste d’essuyer la bouche d’Arsène, Mouchette prouve que l’humanité peut être encore sensible à la compassion et capable du meilleur.

Elle éclaire soudain le monde, comme une toute petite étincelle au beau milieu de la nuit…

 


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