Antonio das Mortes (1969) de Glauber Rocha

 

Il est plus que temps de mettre un terme à la petite trêve estivale (trêve somme toute relative puisque j’ai alimenté mon autre blog de quelques notes) que je me suis accordé en attaquant la reprise avec un morceau de choix : Glauber Rocha.

Dans le sillage de la Nouvelle Vague française, les années 60 vont voir éclore partout dans le monde de nouvelles générations de cinéastes bien décidés à rompre avec l’esthétique dominante de leurs pays respectifs. Ce sera le « free cinéma » en Angleterre, les nouvelles vagues tchèques (Forman), polonaises (Polanski, Skolimowski), japonaises (Imamura, Oshima…), italiennes (Pasolini, Bertolucci…)… Les critiques regrouperont sous le terme de « nouveau cinéma » ce vaste mouvement informel qui toucha également le Brésil. Glauber Rocha reste aujourd’hui la figure emblématique de ce « cinéma novo » dont l’importance n’est plus à démontrer mais qui reste encore très méconnu. Il est très difficile de voir actuellement ces films des années 60-70 et, pour ma part, Antonio das Mortes est le seul film que je suis parvenu à voir de Rocha.

Pour céder à la tentation de vouloir absolument trouver des influences ou des repères chez d’autres cinéastes, nous dirons qu’Antonio das Mortes évoque à la fois Pasolini (dans cette manière de filmer le peuple et de s’inscrire dans le mythe) et le Godard des années 60 (la disjonction de l’image et du son sur certaines scènes). Mais c’est réduire l’originalité d’un film qui semble inventer sa propre forme à mesure qu’il progresse.

Pour en donner une idée plus précise, nous dirons qu’il s’agit au départ d’un western ou plus exactement d’un film de cangaceiros (ces bandits issus de la classe paysanne qui donnèrent à leurs actions criminelles une portée sociale en s’opposant au gouvernement et aux grands propriétaires fonciers). Antonio das Mortes est un mercenaire engagé par un richissime propriétaire afin de débarrasser la ville d’une bande de cangaceiros. Il blesse grièvement le chef de cette bande puis se rend soudain compte des magouilles politiciennes auxquelles se livrent les propriétaires appuyés par l’église. Il décide alors d’œuvrer pour la justice…

Raconté de cette manière, vous ne percevrez sans doute pas l’originalité de ce film qui s’inscrit au cœur même de l’âme du peuple brésilien. Ces affrontements entre parties adverses sont distanciés par les chants et danses folkloriques auxquels à recours le cinéaste. L’histoire d’Antonio prend alors des allures de tragédie antique avec le peuple dans le rôle du chœur, qui vient rythmer et commenter l’histoire. Blessé, le chef cangaceiro prend le rôle du coryphée qui décille le regard d’Antonio en lui dévoilant les souffrances de son peuple paysan, asservi par le joug des grands propriétaires terriens. 

En jouant la carte de l’inscription la plus organique dans le Réel (le peuple existe comme rarement à l’écran) et de la distanciation, Rocha ne réalise pas un film didactique mais dialectique. Son héros prend peu à peu conscience des conditions de vie du peuple et de la manière dont il est exploité avant de se ranger de son côté.

Ce parcours émancipatoire (mon dieu que ce terme est laid !) d’Antonio redouble d’une certaine manière le trajet qu’effectue le cinéaste en tentant de rénover le langage cinématographique. Comme le Brésil dans son ensemble (voir l’enseigne d’une fameuse compagnie de pétrole américaine qui pollue le paysage), le cinéma brésilien est « colonisé » par l’esthétique dominante du cinéma hollywoodien. Antonio das Mortes est une proposition fructueuse pour renouer avec une culture « populaire » brésilienne (au sens le plus noble du terme) et inventer une forme cinématographique correspondant au mouvement même de l’émancipation du peuple brésilien.

Malgré ses chants, ses danses, le film n’a rien de « folklorique ». Il s’inscrit dans quelque chose de plus profond que nous pourrions nommer, avec un brin d’emphase, l’âme du peuple. D’où son caractère « ancestral », un côté granitique qui vient de la nuit des temps (et qui m’a fait un peu songer au cinéma des Straub) et qui prend naissance dans la terre. D’un autre côté, le film est absolument « moderne » dans la manière qu’il a de briser la narration, de la tenir à distance et de la malmener par le montage (le son devance ou précède parfois l’image).

Voilà qui mérite donc un petit détour et qui donne très envie de découvrir, par exemple, le dieu noir et le diable blond

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