Du côté de chez Swan
Phantom of the paradise (1974) de Brian de Palma avec Paul Williams, William Finley, Jessica Harper
Que dire encore d’un tel film? Les opéras rock furent un bon filon au cinéma et donnèrent quelques grands films, que ce soit Tommy de Ken Russell ou le cultissime (pour une fois, l’horrible expression « film culte » ne me semble pas galvaudée) The rocky horror picture show. Mais je n’en place aucun aussi haut que le Phantom of the paradise de De Palma. Voilà, pour moi, l’archétype de l’œuvre inusable, qui m’a accompagné durant toute ma vie de cinéphile (j’ai bien du la voir une dizaine de fois et je me souviens l’avoir regardée sur la vieille VHS familiale le soir des résultats du bac) et que je connais par cœur (il m’arrive régulièrement, en plus, d’écouter la BO !)
Que dire donc ? Que De Palma revisite avec génie le mythe de Faust qu’il conjugue avec celui du Portrait de Dorian Gray (ce n’est plus un tableau qui vieilli à la place de Swan mais une bande vidéo) et du Fantôme de l’opéra de Gaston Leroux ; le tout mêlé aux thèmes chers au cinéaste : l’image, le pouvoir, la manipulation ? Sans doute…
Il faudrait également parler de l’extraordinaire virtuosité de la mise en scène, de cette utilisation diabolique du « split-screen » pour dynamiser l’action, de ces séquences quasi-burlesques où De Palma filme en deux temps trois mouvements la chute en enfer de notre pauvre Winslow (le compositeur qui se fait voler sa musique et qui devient l’âme damné du « Paradise », l’imposante salle de spectacle où règne le tout-puissant producteur Swan), de ces morceaux musicaux qui s’intègrent parfaitement au récit et qui brusquement vous nouent les tripes (a-t-on déjà aussi bien représenté l’amour impossible du Pygmalion pour sa « créature » qu’au moment où Phoenix entame le déchirant Old love et que le Phantom braque le projecteur sur elle ?) .
Il faudrait également parler du maniérisme de De Palma et de sa conscience d’arriver après la mort du cinéma classique. On retrouve déjà dans Phantom of the paradise des citations d’Hitchcock, quelles soient directes (la scène de la douche de Psychose revisitée de manière parodique et fort drôle puisque Winslow cloue le bec à un affreux chanteur avec une ventouse : un rêve pour tout ceux qui ont déjà entendu brailler Johnny ou Sardou !) ou indirecte (cet étonnant moment où Winslow joue les voyeurs et contemple son aimée dans les bras de Swan sans se rendre compte qu’il est lui-même regardé par une caméra de surveillance). Déjà chez De Palma se développe un dispositif de mise en scène qui révèle que l’image n’est plus innocente, qu’elle est une construction qui autorise la manipulation et qui cache plus qu’elle ne montre…
Enfin, il faudrait presque citer toutes les scènes, tous les enchaînements et mettre un mot pour chaque émotions que procurent ce film magistral et je n’en ai pas le courage, ni même l’envie (les liens qui nous retiennent à certaines œuvres plutôt qu’à d’autres doivent rester secrets).
Pourtant, j’ai encore envie d’ajouter quelques mots. J’ai écrit ici même, il y a un certain temps, que mes notes étaient souvent sous l’influence de mes lectures du moment. Un Nabe et me voilà plus véhément, un Debord et me voilà plus mélancolique, un Duras et me voilà incapable d’aligner quatre mots à la suite et de faire une phrase en français (je plaisante : je ne pousse pas le masochisme jusqu’à lire l’affreuse « papesse des caniveaux bouchés » (Desproges)).
Bref, je viens de terminer un livre de Philippe Muray (ici) et j’ai été soudainement frappé par tous les ponts qu’il me semblait possible de lancer entre ses réflexions et le film de De Palma. Car ce que décrit avec une incroyable force Phantom of the Paradise, c’est l’avènement de notre Modernité, la fuite du Réel devant un monde clos (ce temple du rock qu’est le Paradise) et entièrement voué à la fête éternelle (voir le stupéfiant final où les évènements les plus atroces se mélangent avec la liesse générale sans que personne ne puisse distinguer le réel du Spectacle). Dans mon délire interprétatif (mais après tout, est-ce vraiment un délire ?), je voyais dans chaque scène une illustration de la pensée de Muray : obsession de la jeunesse (Swan et son pacte à la Dorian Gray), féminisation du monde (Swan congédiant violemment Winslow de son gynécée), mort de l’Art (la cantate de Winslow) au profit du « toujours plus » de la modernité (Swan fait et défait les modes : le rétro, le « hard » …)… Il y a presque tout d’annoncé dans ce film : les émissions poubelles du style la nouvelle star (voir la séquence de la première audition où l’on entend réellement une jeune femme chanter avec la voix de chèvre qu’on égorge si caractéristique de la Star ac’), la puissance que confère désormais l’image (Swan est le symbole même du démiurge moderne), le recyclage permanent d’une époque incapable de créer (Faust version Juicy fruity) et même l’expression du refus de ce monde qui passe par le terrorisme (la bombe que pose Winslow lors d’une répétion).
J’exagère ? Peut-être… Ca ne vous dispense pas de voir et revoir Phantom of the paradise : on ne se lasse pas d’un tel chef-d’œuvre …