Festen (1998) de Thomas Vinterberg

 

En inventant le Dogme et en prononçant leurs « vœux de chasteté » à grand renfort de publicité, Vinterberg et Lars Von Trier eurent le méritent de faire couler beaucoup d’encre et de provoquer l’ire de la critique bien-pensante (je me souviens encore des colères de Michel Ciment au Masque et la plume). Depuis, de l’eau (tiède) a coulé sous les ponts (rouges) et il ne restera de ce fameux Dogme que les deux films que tournèrent sous ses auspices ses deux inventeurs (car, sincèrement, qui peut supporter le cinéma de Jean-Marc Barr ?)  : l’excellent Les idiots de Von Trier et Festen dont je vais vous toucher deux mots dans quelques instants.

Sans entrer dans les détails des préceptes dogmatiques, on se souvient qu’ils se composaient d’un certain nombre d’interdictions : interdiction de tourner un film de genre, de recourir à des filtres ou à des trucages ; et d’obligations : caméra tenue à l’épaule, pas de lumière artificielle et un son direct.  Dans l’esprit des cinéastes, ce Dogme devait permettre aux films de renouer avec une vérité humaine prise sur le vif. Mais en bons « religieux », ils savaient également (et c’est ce qui fait le prix de leurs films), qu’une Loi est faite pour être transgressée et que le « péché » est d’autant plus savoureux qu’il brave un Interdit. En s’imposant un carcan assez lourd et en tentant de ruser avec ces règles (dès le premier plan, Vinterberg viole le Dogme puisque l’image (un homme qui marche au loin sur une route de campagne et téléphone) et le son (parfaitement audible) sont dissociés), les deux cinéastes sont parvenus a inventer une forme cinématographique inédite, s’adaptant parfaitement à leurs propos tout en le dynamitant de l’intérieur.

Que Festen donne, au départ, l’impression d’une vidéo familiale n’a rien que de très logique puisque c’est le sujet du film : dans un hôtel particulier, un père de famille de la haute bourgeoisie danoise convie tout son entourage (enfants et amis) pour fêter ses 60 ans. C’est l’heure des retrouvailles entre les parents et leur descendance : Christian, l’aîné, qui avait une sœur jumelle qui s’est suicidée, Hélène, l’excentrique socialiste qui ramène un petit ami noir et le benjamin Michael, marié et père de trois enfants… Tout se déroule parfaitement jusqu’au moment du discours de Christian, lorsque celui-ci annonce à l’assemblée que son père l’a violé lui et sa sœur lorsqu’ils étaient bambins…

Sur le papier, Festen pourrait être un psychodrame aux semelles de plomb avec sa dramaturgie très construite, ses coups de théâtre ravageurs et sa violence psychologique qui ne s’embarrasse pas de demi-mesures. Or les règles du Dogme permettent à Vinterberg de faire exploser le carcan de ce scénario en impulsant une énergie folle au récit et en arrachant aux comédiens (tous formidables) des accents de vérité déchirants (je pense à ces plans de coupe sur Christian lors de la lecture d’une lettre retrouvée de la sœur décédée). Ce qui pourrait être du Dreyer sous ecstasy ou du Bergman filmé par un Zulawski sous amphétamines (c’est dire !) finit par devenir une véritable tragédie parfaitement maîtrisée malgré les apparences « brouillonnes » du filmage.

Tout y est comme au temps de l’Antiquité tragique : unité de lieu (ce grand hôtel où les fantômes semblent se cacher dans les recoins des chambres), unité de temps (l’arrivée des invités, la soirée d’anniversaire et le départ le lendemain matin), le rôle du chœur (le passage de la scène aux coulisses que représentent les cuisines où le personnel joue un rôle important pour qu’éclatent les vérités) et surtout le thème de la transgression de l’Interdit majeur qui fonde la civilisation (l’inceste) et la punition du Père pour cette faute (et pour que les enfants puissent continuer à vivre).

La « vidéo familiale » que semblait annoncer le début du film (avec ses faux raccords, son cadre alambiqué –les nombreuses plongées vues du plafond- et tremblant…) se change en une tragédie d’une intensité assez remarquable (Bergman n’est pas loin dans certaines scènes) et Vinterberg peut même se permettre de déroger à la loi dogmatique dans ce moment incroyable où le fantôme de la sœur s’incarne réellement le temps de quelques flashes d’une beauté inouïe.

Festen prouve que le cinéma reste un art de l’incarnation et son dispositif théâtral assez lourd n’empêche jamais que ce que l’on voit à l’écran semble « naturel » et incarné. A tel point que Vinterberg parvient même à ressusciter les fantômes.

Comme quoi, le Dogme fut peut-être, avant tout, un formidable aveu de foi dans un cinéma capable de saisir l’humain au-delà de son apparence et de faire revenir au monde les spectres…

 

NB : J’ai insisté avant tout sur l’aspect tragique du film mais il faudrait aussi noter qu’il est également une satire assez corrosive des mœurs bourgeoises avec ses rites (la possible intronisation du jeune fils dans les loges maçonniques) et ses cadavres dans les placards, qu’on ne cesse de dissimuler sous le vernis des apparences.

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