Que la bête meure (1969) de Claude Chabrol avec Michel Duchaussoy, Caroline Cellier, Jean Yanne, Maurice Pialat

 

En écoutant les réactions négatives des auditeurs du Masque et la plume au dernier film de Chabrol la fille coupée en deux, je me suis dis que les gens n’aimaient pas véritablement le cinéma. Comprenez-moi bien : je comprends parfaitement qu’on puisse ne pas adhérer à ce film mais ce sont les arguments lancés qui m’ont amené à cette conclusion : « pas de suspense » (revoyez que la bête meure dont je vais dire deux mots, il n’y en a pas plus !), « scénario mou », « caricature » (nous allons y revenir) et « répétitions »… Jamais il ne fut question, dans ces réactions, de « mise en scène » alors que c’est sur ce point que Chabrol excelle et que se situe le nœud du problème.

Je repensais à tout cela en revoyant Que la bête meure que beaucoup considèrent (et ce n’est d’ailleurs pas faux) comme l’un des fleurons de la filmographie du cinéaste. Or si on le lit au premier degré (comme le font la plupart des détracteurs de La fille coupée en deux, j’en rajoute une couche !), je pense qu’on ne trouvera pas personnage plus caricatural que Paul Decourt, interprèté de manière absolument géniale par Jean Yanne. C’est le prototype du type odieux qui ne cesse de râler, qui frappe son fils et n’hésite pas à tromper sa femme. La quintessence du beauf qui préfère ses bagnoles à la poésie et qui de sa sale patte grasse vous donne sans arrêt des tapes amicales dans le dos en signe de camaraderie virile. Aujourd’hui, il est probable qu’il roulerait en 4x4 et apprécierait Bigard et Dubosc.

La manière dont la mise en scène introduit ce personnage dans la narration (si l’on excepte un prologue où il apparaît fugitivement de dos) est assez extraordinaire. Chabrol filme, de manière habituelle, une soirée bourgeoise où fusent les plus plates considérations météorologiques et les diverses assertions convenues des parvenus. Mais cette fois, il plane sur l’assistance une menace sourde, quelque chose qui viendra forcément perturber l’équilibre de la soirée. Cet élément perturbateur, c’est évidemment Paul qui débarque comme un taureau dans son arène, les naseaux écumants de bêtise satisfaite et de vulgarité.

C’est effectivement une « caricature » mais si elle ne pose aucun problème, c’est que Chabrol ne cherche pas ici à effectuer une étude de caractères mais plutôt à dévoiler la complexité des liens entre les individus et les interrogations morales qui en découlent.

Pour être plus clair, il faut remonter à la source du scénario. Charles Thénier (Michel Duchaussoy) est un écrivain dont le fils a été écrasé par un chauffard parti sans laisser d’adresse. Fou de douleur, il commence à effectuer des recherches pour retrouver le coupable (un garagiste nommé Paul Decourt, il n’y a pas de « suspense ») et se venger en l’abattant. Pour se faire, il séduit la belle-sœur du meurtrier, la belle actrice Hélène Lanson (la délicieuse Caroline Cellier, toute jeunette) et se retrouve au cœur de la famille…

Mine de rien, nous sommes donc face à un film de « vengeance » ; genre délicat au vue du nombre de navets nauséabonds qu’il a produit. Il est effectivement très facile d’appuyer sur l’émotion la plus facile (un salaud a violé et/ou tué 1-ma femme, 2-mon enfant, 3-mon hamster…) pour justifier ensuite dégueulassement l’autodéfense et le crime punitif (je vous renvoie à des films aussi divers et abjects que le justicier dans la ville, le vieux fusil ou le droit de tuer ?).

Il est évident que Que la bête meure évolue dans une autre catégorie et qu’il questionne justement ce thème de la vengeance. Et là où Chabrol est diaboliquement malin (il faudrait aussi d’ailleurs saluer le scénariste Paul Gégauff car le film est remarquablement écrit), c’est qu’il fait du type à abattre un véritable salaud. En supposant que le coupable soit, par exemple, Hélène ; le spectateur serait dans une position relativement confortable : il comprendrait la douleur du père mais il aurait la conscience et la raison de relativiser son émotion et de ne pas accabler cette femme aimante et intelligente. En faisant du coupable un détestable individu combinant à peu près tous les défauts de la nature humaine, il nous amène à explorer des zones plus sombres enfouies en chacun de nous. D’un côté, il ne fait pas un pli que chaque spectateur souhaitera, ne serait-ce que l’espace d’un instant, la mort de ce personnage mais que de l’autre, la raison lui dictera qu’aussi horrible qu’il soit, personne n’est apte à se faire justice lui-même et à le supprimer.

Et c’est cette double tension entre les désirs et pulsions enfouis en chacun de nous (et des personnages : le fils veut se débarrasser de ce père ignoble, sa belle-sœur le hait…) et ce que la raison dicte pour que la civilisation soit vivable qui fait la force de ce film, sans doute le plus « Langien » de Chabrol.

La caricature n’est pas une fin en-soi mais permet au cinéaste d’explorer les eaux troubles des pulsions vengeresses qui règnent en chacun de nous. Il le fait d’une manière assez magistrale (la mise en scène au cordeau est assez soufflante) et se voit appuyé par une distribution impeccable (Duchaussoy est formidable en père accablé de douleur puis froidement déterminé à accomplir son destin).

Le résultat est un très grand film.

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