Les amours d’Astrée et de Céladon (2006) d’Eric Rohmer avec Andy Gillet, Stéphanie Crayencour, Cécile Cassel

 

Faut-il désormais ne plus compter que sur les vieux cinéastes pour nous offrir des œuvres totalement libres et intemporelles ? Au vue de ce que nous offre le cinéma français ses derniers temps, je suis tenté de le croire puisque l’an dernier, Alain Resnais (84 ans) nous avait ébloui avec son Cœurs et qu’il a fallu cette année attendre la formidable adaptation de Balzac (Ne touchez pas la hache) par Rivette (bientôt 80 ans) et l’excellent La fille coupée en deux du juvénile Chabrol (77 ans) pour secouer un peu le ronron des sorties hexagonales (sans parler de la malicieuse Belle toujours du centenaire De Oliveira !)

Et voilà que nous arrive sur les écrans cet incroyable OVNI que sont ces Amours d’Astrée et de Céladon du stupéfiant Eric Rohmer (87 ans). Stupéfiant car depuis qu’il a terminé son cycle des Contes des quatre saisons, le cinéaste nous livre désormais des œuvres sans équivalent, d’une richesse et d’une intelligence qui laissent pantois. L’anglaise et le duc reste l’une des seules tentatives d’utilisation « primitiviste » des nouvelles technologies et c’était superbe (d’autant plus réjouissant que le côté « anti-révolutionnaire » du film avait fait grincer les dents des cuistres et des bonnes consciences républicaines !). Triple agent était un film d’espionnage stylisé passionnant de bout en bout. Avec les amours d’Astrée et de Céladon, Rohmer adapte à l’écran le roman pastoral d’Honoré d’Urfé en respectant scrupuleusement, comme au temps de Perceval le Gallois , la langue de l’époque (en l’occurrence, le parlé précieux du 17ème siècle).

J’entends déjà les railleries qui vont accabler le film : le manque criant de moyens (l’unique figurant qui garde la porte du château des nymphes avec sa hallebarde fait un peu esseulé et m’a rappelé avec nostalgie le temps où je jouais au soldat muet sur les planches de l’opéra !), la diction « scolaire » des comédiens (qui est en fait la quintessence du « parlé rohmerien »), le côté « dramatique culturelle » télévisuelle… Et pourtant, c’est sans doute l’un des plus beaux films qu’il m’ait été donné de voir cette année, un conte bucolique admirablement mis en scène et absolument libre.

C’est la chose qui m’a peut-être le plus frappé : Rohmer n’a plus de compte à rendre à personne (au vérisme, à l’époque, aux spectateurs…) et il nous charme en nous rappelant que tous les effets spéciaux du monde ne vaudront JAMAIS un imparfait du subjonctif (notez-la dans vos calepins : c’est la formule du soir !).

J’entendais ce matin une personne se réjouir que Pavarotti ait rendu accessible au plus grand nombre l’opéra. Or plus ça va et moins je pense qu’il faille « rendre accessible à tous » l’Art. Que le plus grand nombre s’élève vers l’art, c’est souhaitable mais l’inverse (dans le sens d’un nivellement par le bas) me paraît catastrophique.

Pour Rohmer, la question ne se pose pas : son film abordera des thèmes inusables depuis le début des siècles (l’amour, la jalousie, le désir, la fidélité…) en évoquant sur le même ton badin la question de l’unicité de Dieu ou la philosophie de l’amour. Et comme toujours depuis ses premiers films, c’est à la fois très théorique et pourtant toujours vivant et incarné. De telle sorte qu’on ressort de ce film en ayant l’impression d’avoir appris des choses sans pourtant avoir du se coltiner une leçon d’un vieux prof fatigué.

 

Les amours d’Astrée et de Céladon débute un peu à la manière des Comédies et proverbes (le récit s’enclenche sur le même type de malentendu que dans La femme de l’aviateur) : Rohmer épouse les points de vue successifs de la jeune bergère et du jeune homme dont elle est éprise. De fait, ce dispositif devrait permettre, en principe, une approche transparente du Réel. Or Rohmer n’est intéressé que par ce qui va faire obstacle à cette « transparence ». Autant son cinéma semble simple, dépouillé, mis en scène de façon presque minimaliste (je ne développerai pas aujourd’hui mais il y aurait beaucoup à dire sur le classicisme de Rohmer, la manière assez admirable qu’il a de composer chaque plan et de les monter), autant il va s’amuser à troubler cette limpidité par des malentendus (Astrée surprenant Céladon en train d’embrasser une autre fille), des lapsus, des erreurs, des mensonges et même ici, des travestissements (comme chez Marivaux, on se déguise pour surprendre la vérité des êtres).

Le résultat est merveilleux : nous nous retrouvons dans un monde totalement inédit (la Gaule vu par un écrivain du 17ème siècle) peuplé de nymphes, de bergers et de druides. Avouez que ça fait envie !

 

Après avoir été éconduit par Astrée, Céladon se jette à l’eau mais se voit sauvé par trois belles nymphes (le veinard !). Il devient alors pratiquement un personnage des Contes moraux, refusant de désobéir à son aimée qui lui a commandé de ne plus jamais paraître devant ses yeux. Même si Astrée a compris son erreur et se morfond d’amour pour celui qu’elle croit mort, Céladon refuse de déroger à ses principes et considère l’abnégation totale comme la plus grande des preuves d’amour. Sous ses petits airs de conte bucolique suranné, Les amours d’Astrée et Céladon explore toutes les facettes du sentiments amoureux : le sacrifice (celui de Céladon), la passion, le libertinage (avec le berger volage et sa verve intarissable), l’osmose (le petit couple et sa théorie de l’amour platonicien), la douleur (le moment où Astrée découvre le « dernier » poème de Céladon est assez bouleversant) et la dissimulation.

Et malgré ses allures d’aérolithe venu de nulle part (c’est un compliment !), le film reprend un à un tous les thèmes chers à Rohmer (le Réel et ce qui l’obscurcit, le langage comme source de dévoilement mais également de dissimulation…) et s’achève par une séquence qui est un sommet d’érotisme raffiné et de sensualité.

Comme les héroïnes du Rayon vert ou de Conte d’hiver, Astrée finit par croire à un miracle et à attendre la réapparition de Céladon (qui lui-même a dédié un temple à l’image d’Astrée : il y aurait beaucoup à dire). Pour découvrir le vrai, il faut prêcher le faux et Céladon se déguise en femme et se voit, un soir, dans l’obligation de coucher dans la même chambre qu’Astrée et de nymphes (j’imagine qu’il doit exister pire supplice !). C’est l’heure où les stratagèmes touchent à leur fin et je ne vous en dis donc pas plus.

En espérant que vous n’ayez pas attendu la fin de cette note pour vous ruer dans une salle et voir la dernière pépite de maître Rohmer !

 

 

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