Le monde est flou
Paranoïd Park (2007) de Gus Van Sant
Nous nous étions quittés un peu fâché Gus Van Sant et moi, son Last days m’ayant plutôt accablé. Il me semblait qu’avec ce film, son système formel tournait en rond pour devenir asphyxiant et finissait dans une impasse. Paranoïd Park me réconcilie un peu avec l’auteur de Drugstore cow-boy même si je suis loin de partager l’enthousiasme unanime qui accueille cette œuvre.
A priori, rien de bien nouveau sous la grisaille de Portland : un fait divers banal (un vigile retrouvé mort sur une voie ferrée aux environs d’un grand « skate Park ») sert de point de départ à une mise en scène sophistiquée où le cinéaste explore l’évènement sous tous les angles imaginables. Comme dans Elephant, il procède par « boucles » temporelles et brise la chronologie du récit. On retrouve également ces mêmes longs travellings dans les couloirs du lycée qui suivent son jeune héros Alex. Ce dernier a parfois des faux airs de Blake, le chanteur clochardisé de Last days et Gus Van Sant ne se prive pas de nous infliger le même type de plans chichiteux (personnage de dos suivi longuement par un travelling avant).
On sait que depuis l’étonnant Gerry, le cinéma de Van Sant a pris une tournure radicale. Mais autant ses partis pris furent fructueux pour des films comme Gerry ou Elephant (la déréliction des choses, la perte de tout repère pour un pays soudain menacé par un danger sourd…) ; autant ils devinrent gratuits et vains dans Last days. Avec Paranoïd Park, Gus Van Sant n’échappe pas totalement à l’exhibition un peu facile de sa « griffe » moderniste. Le film vire même, à certains moments, au clip « arty » lorsqu’il se contente de filmer des skateurs en action sur des musiques sans doute hautement recommandées par les Inrockuptibles ! Du point de vue du skate, le Wassup rockers de Larry Clark était plus réussi.
De la même manière, on ne peut s’empêcher de sourire lors de certains plans au ralenti (sur quelqu’un qui traîne déjà les savates, faut le faire !) qui aurait fait hurler n’importe quel critique s’ils étaient signés d’un quelconque tâcheron. Mais c’est Gus Van Sant, alors tout le monde se prosterne, même devant ses maniérismes les plus ridicules (je n’ai toujours pas digéré cet ineffable passage de Last days où le corps de Blake « monte » au ciel en surimpression !)
Une fois ces réserves posées, nous pouvons exposer maintenant pourquoi Paranoïd Park nous semble plus réussi que Last days. D’abord parce que Gus Van Sant se débarrasse d’un héros christique sans chair pour retrouver ce qu’il filme le mieux : les adolescents. Ce n’est pas encore Elephant mais il parvient ici, par le biais d’Alex, à retrouver une certaine forme d’incarnation et de vérité adolescente qui faisait le prix de ses premiers films.
D’autre part, parce que le monde semble à nouveau pointer le bout de son nez. Une des choses les plus intéressantes du film, c’est qu’il est sans profondeur de champ. Gus Van Sant utilise généralement de larges focales qui rendent le fond de ses plans flous. Derrière Alex, il n’existe rien : des parents qui ne sont que de vagues silhouettes (ils vont divorcer), une communauté lycéenne qui ne se détache jamais de l’arrière-plan. Alex vit dans sa bulle et l’on comprend ce qu’a voulu exprimer le cinéaste lorsqu’il tourne ses « clips » : donner une sensation atmosphérique, projection purement mentale d’une rêverie adolescente.
D’une certaine manière, cet immense parc où se mélange les skateurs, les squatteurs et toute une faune plus ou moins louche de jeunes gens devient la métaphore d’une Amérique repliée sur elle-même et incapable de voir au-delà de ses frontières. Rêve juvénile d’une nation tentant de délester la réalité de tout poids pour se perdre dans un songe en apesanteur.
Or c’est ce poids du Réel qui refait surface ici. Lorsque Alex dit à une de ses copines qu’il y a plus grave qu’une histoire d’amour qui se termine mal et qu’il cite « la guerre en Irak » ou « la famine en Afrique » ; c’est à la fois totalement inepte et en même temps, ça donne la vérité d’un film qui cherche à faire le « point » sur le hors champ américain.
La violence et la mort surgissent soudainement dans le quotidien d’Alex et l’amènent à perdre ses illusions d’enfant pour entrer dans l’âge adulte. Paranoïd Park peut se lire comme un véritable rite initiatique : la perte de la virginité, la confrontation avec la mort… Gus Van Sant affiche également une volonté de formuler par des mots le déroulement du désastre (la narration épouse la plume d’Alex en train de raconter sa mésaventure). Alors que son cinéma prenait acte d’une totale perte du sens du monde (Gerry) ou de son incapacité à trouver des causes aux évènements (Elephant) ; Paranoïd Park affirme la puissance de l’Art comme moyen de rendre le monde un peu plus « net ».
Alex et le cinéma de Van Sant finissent par sortir un peu de leur bulle. Ce n’est pas grand-chose mais c’est déjà une bonne nouvelle…