Inside deep throat (2004) de Randy Barbato et Fenton Bailey

 

Cela faisait très, très longtemps que nous ne vous avions pas parlé du cinéma pornographique. Le ouiquende aidant (« c’est samedi, c’est sodomie » comme disait élégamment l’excellent A.D.G !), l’envie d’évoquer à nouveau le genre m’a titillé. Il n’était pourtant pas question de se taper les horreurs anonymes que diffusent régulièrement les chaînes câblées, ayant renoncé depuis longtemps à découvrir d’improbables pépites issues de cette déprimante industrie.

Par contre, le phénomène pornographique m’intéresse énormément d’un point de vue sociologique. Je me suis donc courageusement extirpé des bras de Morphée pour découvrir ce documentaire consacré au film Deep throat (Gorge profonde). 

Les plus jeunes de mes lectrices ignorent sans doute que ce film, réalisé en 1972 par Gérard Damiano, fut le premier film pornographique à être distribué dans un circuit de salles « classiques ». Tout de suite, il fut à l’origine d’une épique bataille d’Hernani sur laquelle les auteurs du film reviennent en détail.

Avant d’évoquer cet aspect, le plus passionnant (comment un film cristallisa les tensions entre les tenants de la libération des mœurs et les forces conservatrices les plus odieusement réactionnaires) ; il faut tout d’abord dire que le documentaire ne présente pas un grand intérêt « cinématographique ». Composé en majeure partie d’entretiens avec les créateurs  du film (réalisateur, distributeur, acteurs…) et d’images d’archives ; il n’échappe jamais à une certaine platitude télévisuelle et affiche malheureusement un manque d’ambition formelle.

Cette réserve émise, je dois aussi admettre que le documentaire est à peu près le seul genre qui peut m’intéresser par son « sujet » et son caractère « informatif ». Or pour le coup, Inside deep throat n’est pas avare en révélations et nous tient éveillé par les multiples rebondissements qui accompagnèrent cette œuvre.

A tout seigneur tout honneur, Barbato et Bailey commencent par aller interroger Damiano, devenu un honorable vieillard floridien au look impayable (le polo de golf rentré dans un pantalon remonté jusqu’aux aisselles !). Le cinéaste raconte la manière dont il a pu réaliser ce film pour la modique somme de 22.000 dollars (ce fut l’un des titres les plus rentables de l’histoire du cinéma) et comment l’érotisme fut, pour un certain nombre de cinéastes, un moyen de débuter et de s’offrir un statut d’ « indépendant ». On savait que Coppola avait débuté sa carrière en tournant quelques « nudies » mais, en revanche, j’avoue avoir été surpris de découvrir Wes Craven avouant qu’il avait travaillé, à ses débuts, sur des films pornos (qu’il ne prend pas soin, malheureusement, de citer). L’érotisme fut, d’une certaine manière, un cheval de Troie pour s’imposer loin des canons hollywoodiens et offrir aux créateurs une certaine liberté. Interrogé par les documentaristes, John Waters confie l’importance qu’a eu pour lui un film comme Gorge profonde et le rôle que ce film a tenu dans le processus de libération des mœurs américaines.

Contrecoup de ce succès spectaculaire, le film devint la cible privilégiée des éléments les plus conservateurs de la société américaine. Une enquête sur l’influence de la pornographie du sénat fut lancée mais elle ne permit pas de conclure à son rôle « néfaste ». Cela n’empêcha pas les républicains de lancer leur contre-offensive : Gorge profonde fut poursuivi dans 32 villes et interdit dans 23 états ! A la suite de la réélection de l’abominable Nixon, le film fut même traduit en justice. Et si Damiano et les distributeurs furent relaxés, l’acteur Harry Reems qui joua la scène qui rendit le film célèbre1 fut condamné à…5 ans d’emprisonnement !

On vit alors des acteurs célèbres (Nicholson, Beatty…) intervenir en faveur du comédien qui fut sauvé par l’arrivée des démocrates au pouvoir suite au scandale du Watergate (l’ironie du sort voulant que le journaliste ayant dévoilé l’affaire fût surnommé…  « Gorge profonde » !)

On réalise mal aujourd’hui, alors que la pornographie la plus sinistre est désormais parfaitement domestique, à quel point le film de Damiano provoqua des remous. Il fut d’abord défendu par des femmes qui y voyaient un signe de libération et une prise en compte de leur plaisir (jusqu’alors, le plaisir clitoridien était considéré comme un « péché ») avant d’être la cible des plus odieuses féministes qui prirent Linda Lovelace en otage et lui firent renier violemment l’œuvre qui en fit une star mondiale. Morte en 2002 dans un accident de voiture, l’actrice est la seule absente du documentaire de Bailey et Barbato. Cette absence donne encore plus de cachet aux destinées étonnantes qu’occasionna le film. Harry Reems, même s’il ne fit pas de prison, connut un destin digne d’un film de Bob Fosse (après avoir été célébré pour un rôle, il vit se fermer les portes d’Hollywood alors qu’il devait apparaître dans Grease. Il devint alors alcoolique et on peut le voir dans quelques extraits de films pornos où il apparaît ivre mort. En 2004, il s’était converti au christianisme et était devenu agent immobilier !).

De la même manière, les auteurs révèlent les collusions entre le film et la pègre qui tenta de récolter les fruits de ce succès scandaleux. Il faut voir ce gérant de salle qui, plus de 30 ans après, ne parle qu’avec moult précautions tandis que sa femme apeurée l’engueule en arrière-plan en craignant de voir débarquer la mafia chez elle !

Inside deep throat s’avère donc assez passionnant comme tableau sociologique d’une nation puritaine soudain assaillie par le raz-de-marée de la libération des mœurs (qui par la suite deviendra vite une affaire de gros sous et l’illustration parfaite de ce que Philippe Muray appelait le combat des « modernes contre modernes », les tenants de la liberté sexuelle s’opposant spectaculairement aux tenants de la liberté des femmes dans un face-à-face grotesque!)

On crut que la pornographie pourrait être un moyen de desserrer l’étau de mœurs archaïques. Il n’en a rien été et les quelques images que le documentaire consacre, sur la fin, aux boudins de la pornographie actuelle (qui n’ont jamais entendu parler du film de Damiano !) sont absolument sinistres.

Une fois de plus, le marché et le totalitarisme libéral sont passés par là !



1 Je me rends compte que je n’ai pas résumé pour nos plus jeunes lectrices Gorge profonde (que je n’ai hélas jamais vu !). La pauvre Linda est malheureuse : elle ne connaît pas d’orgasme. Un jour, un docteur découvre ce fait incroyable : son clitoris est placé au fond de sa gorge. Pour parvenir au septième ciel, il lui faudra donc se livrer avec ledit docteur (Harry Reems) a une pratique que je ne décrirai pas en détail pour épargner les sensibilités les plus délicates mais dont la technique s’apparente, dixit Linda Lovelace elle-même, à celle des avaleurs de sabres…

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