Le rêve de Cassandre (2007) de Woody Allen avec Colin Farrell, Ewan McGregor, Hayley Atwell

 

Je pense que vous n’ignorez désormais plus l’admiration que je porte à Woody Allen. Il fait partie de ces cinéastes dont j’ai vu tous les films (même les raretés, comme son détournement potache un peu laborieux d’un film japonais –Lily la tigresse- ou son hilarant téléfilm Don’t drink the water avec Michael J. Fox). Depuis Alice, je n’ai pas manqué un seul de ses films au cinéma et cela fait donc plus de 15 ans que je suis fidèle au rendez-vous annuel que nous donne le cinéaste. Je prends ses films comme les lettres d’un vieil ami lointain qui n’oublierait jamais de donner des nouvelles une fois par an ou celles d’un oncle d’Amérique aujourd’hui installé à Londres. Hier s’est donc poursuivie cette correspondance régulière…

 

Londres, 31 octobre 2007

 

Chers amis,

 

Je vous envoie une nouvelle lettre de Londres où le temps est assez maussade. Ces derniers temps, la grisaille a fait son apparition et il n’est pas rare que nous soyons surpris par des averses. Je suis d’humeur assez sombre, aussi ne vous étonnez pas si je ne cherche pas à vous faire rire cette fois-ci. Vous vous souvenez sans doute de mes deux dernières lettres1 où je vous faisais part de ma vision désabusée et grinçante de l’aristocratie britannique. Cette fois, j’ai rencontré une famille d’origine modeste. Le père gère un restaurant avec Ian, l’un de ses fils, tandis que l’autre travaille dans un garage. L’ambition de ces deux frères m’a, je dois le dire, assez fasciné. Ian, c’est un peu le minet qui veut réussir pour séduire et garder la belle Angela qu’il rencontre un jour au bord de la route. Terry est possédé par le vice du jeu et va s’endetter jusqu’au cou un jour qu’il se montre plus déraisonnable que les autres.

Par chance, leur oncle est un richissime homme d’affaires à qui ils espèrent soutirer quelques milliers de livres. L’homme est d’accord à condition que les deux frères lui rendent un service d’un caractère assez spécial…

Vous souvenez-vous de la métaphore que je développais dans Match point ? Je voyais dans une balle de tennis frôlant le filet et tombant soit du bon, soit du mauvais côté du terrain une image de la destinée humaine et de son caractère absurde. Une fois encore j’ai retrouvé ici ce sentiment de l’irrémédiable qui nous submerge à partir du moment où une ligne est franchie. Jusqu’où peut-on aller par ambition, par avidité, par arrivisme ?

Je suis de plus en plus pessimiste quant à la nature humaine et ne voit autour de moi que matière à désespérer : ce brave restaurateur luttant jour après jour pour faire manger sa famille n’aura rien connu ici-bas que la peur du lendemain et celle de ne pouvoir joindre les deux bouts ; tandis que la plupart des individus qui ont fait fortune ont plongé les mains dans le sang pour l’obtenir (que ce soit au sens propre ou figuré). Vous me trouverez sans doute grinçant mais j’ai décidé aujourd’hui d’étudier l’humanité au microscope, de dévoiler sous ces lentilles grossissantes toutes ses laideurs et tous les vices qui entachent son âme. Vous verrez alors comme moi que l’homme n’est qu’un méprisable mammifère qui tente par tous les moyens de « marquer son territoire » même s’il utilise des moyens moins prosaïques que les animaux : ce sont les grosses voitures dans lesquelles parade Ian, les innombrables signes extérieurs de richesse que les individus exhibent à seule fin de posséder et d’écraser…

A côté de cela Ian et Terry, malgré tout l’argent qu’ils pourront avoir, resteront marqués par leurs origines sociales. Le capitalisme outrancier aura beau donner naissance à nombre d’imbéciles parvenus, on ne résoudra pas ainsi le problème des antagonismes de classes…

J’avoue que ce spectacle peu réjouissant et dérisoire de l’homme s’agitant en vain m’amène de plus en plus à douter de l’existence de Dieu. Non ! Ce qui m’intéresse désormais, c’est la tragédie antique et l’ironie noire du Destin. J’aime désormais songer à Euripide et aux personnages de la guerre de Troie (Cassandre, Clytemnestre…) autant qu’à Dostoïevski. Après l’acte qu’il a commis avec son frère, Terry est rongé par la culpabilité et attend le châtiment comme la fin inévitable de sa destinée… 

Cynisme, arrivisme… Le tableau que je vous dresse aujourd’hui de l’humanité vous paraîtra sans doute bien noir et vous dérangera peut-être. D’autant que je ne suis pas persuadé qu’une justice transcendante remettra un jour tout cela en ordre.

Mieux vaut en rire, me direz-vous. C’est sans doute ce que nous tenterons de faire la prochaine fois.

Bien à vous.

Woody A.

 

            Dijon, le 1er Novembre 2007

 

Cher maître,

 

Une fois n’est pas coutume mais j’ai pris la liberté aujourd’hui de vous répondre. Vous savez l’estime que je vous porte et à quel point j’admire ces lettres que vous nous envoyez régulièrement, feuillets arrachés à un grand roman qui deviendra à n’en point douter votre Comédie humaine.  Une fois de plus j’ai été impressionné par la manière dont vous parvenez immédiatement à faire vivre les personnages dont vous nous parlez. J’admire votre capacité d’incarnation et, de ce point de vue, le pas toujours excellent Colin Farrell ne m’a jamais paru aussi bon. Son numéro de duettiste avec Ewan McGregor m’a totalement convaincu.

Les thèmes de votre récit me paraissent, comme d’habitude, traités avec profondeur et intelligence. Pourtant, si vous me le permettez, je dois avouer que je n’ai pas autant adhéré à ce Rêve de Cassandre qu’à Match point ou Scoop.

Quelque chose m’a un peu gêné et je vais tenter, si vous le permettez, de m’en expliquer. Je trouve la première partie de votre récit digne des deux précédents : mise en place impeccable, classicisme de la narration, intérêt pour des personnages parfaitement définis dans leurs ambiguïtés et leurs faiblesses (vous malaxez à merveille la pâte humaine dont nous sommes faits !)… Mais une fois que l’acte irréparable est commis, j’ai un peu le sentiment que vous vous essoufflez. Tout ce passe comme si votre « discours » passait désormais dans les dialogues et non plus dans le style, dans votre manière de faire vivre les individus. Les oppositions entre le « tourmenté » et l’arriviste sans morale me paraissent dès lors un brin schématiques et j’adhère moins à votre propos. Même la fin de la fable me paraît un peu faible et ne tient pas les promesses du début.

Je sais que ces réserves peuvent paraître un peu dérisoires quand on observe la qualité de votre œuvre et qu’on la compare au 9/10ème de la production actuelle mais, eut égard à l’admiration que nous vous portons, nous osons dire que nous tenons Le rêve de Cassandre pour un objet mineur.

Nous n’en nions pas pour autant son intelligence et sa richesse.

Respectueusement.

Dr Orlof.

 



1 Match point et Scoop

Retour à l'accueil