Doillon en toute impudeur
La femme qui pleure (1978) de et avec Jacques Doillon et Dominique Laffin, Haydée Politoff, Lola Doillon
Parler de ce film est une opération délicate pour deux raisons. La première est toute personnelle et tient au fait que Doillon fut pendant longtemps quelqu’un d’important pour moi. Jeune cinéphile, je me souviens m’être enthousiasmé pour Le petit criminel ou Le jeune Werther. Aujourd’hui, je reconnais humblement que ses psychodrames à haute teneur psychologique m’intéressent mais me touchent moins. Je vois désormais davantage les défauts d’un tel cinéma, incapable de se débarrasser totalement d’un vieux fond rance de naturalisme.
La deuxième tient à une scène de la femme qui pleure ou Doillon se place consciemment hors de toute critique. Il s’agit de ce moment où Dominique demande à l’un de ses amis ce qu’il pense, en toute sincérité, de ses dessins. Le jeune homme se montre incapable d’émettre le moindre jugement lorsqu’il comprend qu’elle lui présente ce qu’elle a de plus intime et de plus personnel. Or le film est de la même teneur : interprété par des acteurs qui gardent leurs prénoms (Jacques, Dominique et Haydée) et visiblement fortement autobiographique (Doillon fait jouer ici sa propre fille, la future cinéaste Lola Doillon), La femme qui pleure est un projet tellement intime et impudique qu’on se sent presque gêné de devoir l’analyser et on imagine mal pouvoir juger quelqu’un qui met ses tripes à l’écran.
Essayons cependant de parler cinéma. Je viens de voir un entretien télévisé assez rare avec l’immense Douglas Sirk. Lui aussi, à sa manière, n’a cessé de parler des sentiments les plus intimes et les plus douloureux qui agitent l’être humain. Mais le plus important m’a semblé ce moment où il explique l’importance primordiale de composer les plans et qu’il avoue détester « les plans vides » que l’on pouvait parfois voir dans le cinéma contemporain d’alors (l’interview date du début des années 80).
Chez Doillon, il me semble qu’on n’échappe pas toujours à ces « plans vides » que redoutait le grand maître du mélodrame. Il y a parfois une tentation du « film de famille » où il se contente de placer deux adultes et une gamine dans le cadre en estimant que cela suffira à créer une émotion ou une tension. C’est ce que j’appelle le « naturalisme » : cette croyance un peu naïve qu’il suffit de faire tourner le moteur d’une caméra pour que quelque chose surgisse de la nature et du quotidien. Or le Réel ne se donne pas tel quel : il se construit et doit être le fruit d’une pensée cinématographique.
Qu’on ne s’y trompe pas : je ne suis pas en train de dire que Doillon ne fait pas de cinéma. Il y a, au contraire, dans la femme qui pleure, une manière de couper dans le vif des scènes (qui s’achèvent pratiquement toutes par des fondus au noir), de monter les plans de façon à ne conserver que le paroxysme de « l’action » qui sont totalement cinématographiques et qui permettent au cinéaste de traduire une certaine vérité des sentiments les plus banals. De la même manière, Doillon était déjà une brute en matière de direction d’acteurs et il obtient de ses comédiennes des éclats assez incroyables (lui-même demeurant assez terne au point de vue jeu).
Mais l’intensité dramatique du film tombe parfois en raison de ce naturalisme que j’évoquais plus haut. Doillon peine parfois à transcender le plus misérable des quotidiens. Dans ses films ultérieurs (notamment lors de sa meilleure période, à la fin des années 80 et au début des années 90), il parviendra, par exemple, à créer un langage à la fois incroyablement juste mais pourtant stylisé. Ici, on reste dans une certaine platitude du dialogue et les joutes verbales n’ont pas la force qu’elles pourront avoir dans La vengeance d’une femme, par exemple.
Reste l’intensité de sentiments douloureux portés à ébullition et qui poussent les personnages à s’affronter, à se cogner et s’abîmer en tentant d’allier l’amour et une pseudo liberté de mœurs (Dominique veut se soumettre totalement à un amour alors que Jacques, personnage assez velléitaire, ne parvient pas à s’engager avec une seule femme).
Celle qui tire son épingle du jeu de ce nœud sentimental, c’est évidemment l’incandescente Dominique Laffin, actrice sublime, morte bien trop tôt et que nous n’avons pas fini de pleurer.
Difficile d’évoquer son jeu douloureux tant elle semble vivre ce rôle et, comme son personnage, « en prendre plein la gueule ». Pour ce si doux visage Premingerien et sa présence évanescente d’étoile filante, la femme qui pleure mérite le détour et conserve un pouvoir d’émotion qui dépasse le cadre même du film…