Esthétique de la vignette
Le cœur des hommes (2003) de Marc Esposito avec Gérard Darmon, Bernard Campan, Jean-Pierre Darroussin, Marc Lavoine, Fabienne Babe, Catherine Wilkening, Florence Thomassin
Mes premières remarques vont sans doute paraître très snobs mais cela faisait une éternité que je n’avais pas eu le « bonheur » de voir un film tronçonné par la publicité. Je ne regarde quasiment plus la télévision, excepté bien sûr les films que je vous commente sans relâche et que je sélectionne avant tout sur les chaînes câblées. Du coup, ça me soulage et plutôt que de critiquer en vain l’ignominie de TF1 ou de M6, je préfère les boycotter carrément.
Hier soir, l’envie m’a pris cependant de regarder le film de Marc Esposito, grand succès populaire que je ne connaissais pas et qui vient de donner lieu à une suite. Et en le découvrant entrecoupé de pubs, j’ai mesuré à quel point ce type de film était en tout point formaté pour s’insérer dans cette case convoitée du « prime time » et qu’il évoluait bien plus dans son milieu naturel à la télévision que dans une salle de cinéma.
Dès le départ, Esposito nous met dans le bain en nous annonçant la mort du père d’un des quatre copains qui se partagent l’affiche du film. Pour se faire, il aligne les gros plans sur les visages contrits des acteurs et souligne par des regards lourds à quel point ces amis sont soudés mais s’il arrive qu’ils s’engueulent ou se charrient.
Ce n’est même plus du cinéma psychologique, c’est de la vignette publicitaire : on ne nous vend pas du fromage ou des sous-vêtements mais de l’émotion lyophilisée, empaquetée sous cellophane. Jamais le film ne se départira de cette « esthétique de la vignette » : plan d’ensemble « carte postale » qui annonce chaque séquence tournée sur le même mode : gros plans et champs/contrechamps téléfilmiques. A la fin, nous aurons même droit à la grande réconciliation dans une splendide villa dans le Midi dont l’esthétique ne manquera pas de vous faire songer à une célèbre pub pour une marque de chicorée.
On sent que Marc Esposito, ancien critique au magazine Première, veut marcher sur les pas d’Yves Robert ou de Claude Sautet : d’un côté, l’humour boulevardier d’un éléphant, ça trompe énormément, de l’autre, la chronique chaleureuse-mais-douce-amère des amitiés viriles à la Vincent, François, Paul et les autres. Je n’ai rien d’un grand fanatique de ces deux réalisateurs mais force est de constater que leur artisanat s’inscrivait encore dans un champ cinématographique.
Chez Sautet en particulier, il y a une volonté d’installer un véritable « temps » cinématographique et d’inscrire ses personnages dans un espace (ses fameux cafés enfumés- ah le bon vieux temps !) créé par une mise en scène. Après, on peut être réticent face à certaines lourdeurs psychologiques mais ça reste du « cinéma ». L’esthétique de la vignette se caractérise par une absence totale « d’espace » cinématographique (qui croit un instant que Campan est prof de sport ? aux boulots de Darroussin et de Darmon ?) et par l’incapacité à créer la moindre durée, la moindre temporalité. C’est l’idée de la pub : une scène succède à une autre en évitant surtout d’afficher la moindre ambiguïté (tout doit être « lisible » immédiatement par « l’espace disponible du cerveau »).
Cela a pour conséquence deux choses. D’une part, une absence paradoxale de rythme (le film « zappe » d’une saynète à une autre et s’avère plutôt mou et vite assez ennuyeux) ; d’autre part, des personnages qui n’en sont pas : juste des caricatures taillées à la hache. Pour que le « message » passe le mieux possible, nos quatre bonhommes se réduisent à un trait de caractère (un slogan ?) : le cocu romantique (Bernard Campan), le vieux célibataire endurci (Darmon), le séducteur volage (Marc Lavoine) et le petit commerçant discret (Darroussin). Les acteurs sont alors obligés de surligner chaque émotion pour être les plus conformes à cette « image » et ils sont assez mauvais. Si Darmon s’en sort plutôt pas mal et Darroussin aussi (sauf lorsqu’il pique sa crise de colère) ; Campan que j’ai parfois trouvé très bon (chez Blier, en particulier) est assez épouvantable et il ne cesse de grimacer. Idem pour Lavoine qui possède l’expressivité d’un agglo ! Simple faire-valoir dans le scénario, les femmes s’en sortent mieux : Catherine Wilkening (une compatriote bourguignonne !) est toujours aussi rayonnante et on se dit qu’il faut vraiment être imbécile pour tromper une femme comme elle ; et c’est avec un plaisir constant que nous retrouvons la trop rare Fabienne Babe sur un écran.
A part ces actrices (citons aussi l’étonnante Florence Thomassin), le film est lourd, épais et dénué de la moindre idée de cinéma. C’est aussi plat qu’un téléfilm mais, je le répète, c’est davantage une succession de vignettes qui n’offre aucune échappatoire au spectateur, qui ne lui permet pas de s’approcher des personnages mais souligne immédiatement l’émotion (rire ou larme) qu’on attend de lui. Aucun secret, aucune ambiguïté, aucune connaissance de l’être humain et de ses mystères (on reste dans la grossière caricature), aucun sens du hors-champ, du non-dit, du silence (la bande originale est abominable !).
Aucun intérêt, donc. Dans le genre, le rigolo Mes meilleurs copains de Poiré était bien mieux !