Apprendre à baisser le son...
Ici et ailleurs (1973-1976) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville
Ici : une famille française du milieu des années 70 qui regarde la télévision. Le père cherche du travail et passe son temps en allant à des réunions politiques. La mère prépare la soupe et la fille fait ses devoirs.
Ailleurs : des images « documentaires » rapportées de Palestine par Godard en 1970 alors qu’il projetait avec le groupe Dziga Vertov de réaliser un film intitulé Jusqu’à la victoire pour le compte du Fatah.
Mais ce qui importe le plus dans ce film, et tout le monde l’a souligné, c’est ce fameux « ET », conjonction de coordination qui peut à la fois lier deux éléments mais aussi les différencier comme l’explique Gilles Deleuze dans son fameux texte sur Ici et ailleurs : « il ne s’agit pas de suivre une chaîne d’images, mais d’en sortir : le film cesse d’être des images à la chaîne dont nous sommes esclaves, mais ouvre un entre, « entre deux images », l’entre-deux constitutif d’une pensée critique des images. »
Dans ce « et », on retrouve d’une certaine manière la quintessence de l’art du montage godardien : rapprocher deux images qui ne font pas forcément lien et tirer du sens de cette confrontation, du fracas de cette collision.
Puisque Ici et ailleurs est depuis devenu « célèbre » pour cela, évoquons d’emblée le « ET » qui a fait polémique, à savoir ce moment où Godard superpose le visage de Golda Meir « ET » celui d’Hitler. L’interprétation basique de cette confrontation (celle que nous ressert un imbécile en mal de publicité comme Alain Fleischer) consiste à dire que Godard montre que les israéliens font aux palestiniens ce que les nazis ont fait aux juifs pendant la seconde guerre mondiale. D’où l’accusation d’ « antisémitisme » qui revient depuis régulièrement chez les chroniqueurs fatigués.
Or cette accusation ne tient absolument pas la route pour deux raisons. D’une manière très générale, il suffit de connaître un peu l’œuvre de Godard dans son ensemble pour voir l’inanité d’une telle accusation. Tout simplement parce que ce cinéma est littéralement hanté par la Shoah et les atrocités commises contre les juifs pendant la seconde guerre mondiale. Dans ces Histoire(s) du cinéma, Godard ne cesse de s’interroger sur la responsabilité du cinéma qui n’a pas su filmer les camps, qui a capitulé devant l’horreur.
D’autre part, parce que ceux qui évoquent la séquence incriminée oublient systématiquement de préciser que ce rapprochement de deux images intervient dans un passage où d’autres images sont associées à celle d’Hitler : une image du front populaire et de Lénine, par exemple ; Godard interrogeant davantage ici la notion de « peuple ».
Encore une fois, il ne s’agit pas pour Godard de placer un signe « égal » entre deux images (au contraire, il essaie systématique de lutter contre cette indifférenciation du flux des images) mais de les faire dialoguer entre elles, de faire émerger du sens. Qu’il y ait parfois une part de provocation dans ses rapprochements incongrus, c’est évident. Mais peut-être est-ce parce que le cinéaste a une conscience aiguë de la « défaite » d’un cinéma incapable de filmer la réalité des camps qu’il ne va cesser de chercher l’« image juste » permettant de témoigner contre les horreurs de son temps (son engagement pour la cause palestinienne ne doit pas nous faire oublier sa volonté de filmer le conflit en ex-Yougoslavie).
Qu’est-ce que pourrait être une « image juste » dans le cadre de ce conflit israélo-palestinien ? Une image qui se distingue d’abord de la « chaîne d’images » dont Godard entreprend de manière didactique de nous expliquer le fonctionnement (réminiscences de sa période « tableau noir »). Ensuite, une image qui serait soumise à une critique permanente. A la fin du film, la voix-off de Godard commente les images qu’il a tournées en 1970 : une petite fille palestinienne qui déclame un poème militant de Mahmoud Darwich, une belle jeune femme libanaise qui déclare qu’elle est prête à envoyer son enfant à la guerre…
A ce moment, la voix-off d’Anne-Marie Miéville intervient pour critiquer ces images et dire ce qu’elles ne montrent pas : le côté théâtral de ce poème déclamé (« hérité de 1789 », dit-elle), le caractère « mis en scène » (on entend des indications de placement, de jeu) du portrait de cette jeune femme qui n’était même pas enceinte…
Il s’agit d’une véritable autocritique à laquelle se livre Godard et qui marque peut-être aussi une obsession qui ne va cesser de revenir dans son cinéma : la primauté du « texte » (qui manipule, qui prédétermine la vision) sur l’image et une volonté de « renverser » ce rapport.
C’est particulièrement flagrant dans cette très belle séquence du film qui a présidé à son élaboration (Antoine de Baecque le raconte bien dans sa biographie).
Godard filme un leader palestinien tenant un discours belliqueux et persuadant ses hommes qu’ils vont se battre et vaincre. Ce leader parle fort et masque les conversations en arrière-plan du groupe de fedayins. Or Godard eut l’idée de baisser le son de la voix de cet homme au premier plan et poussa celui de la conversation des combattants qu’il fit traduire par son ami Elias Sembar. Il s’avère que ces hommes, qui allait mourir quelques semaines plus tard (d’où le caractère inachevé de Jusqu’à la victoire) évoquaient déjà la supériorité écrasante de l’armée israélienne et leur propre mort.
Godard réalise alors qu’il a été lui-même aveuglé par le discours militant et qu’il n’a pas su regarder l’image. D’où cette volonté manifeste dans Ici et ailleurs de « baisser le son » (ironiquement, sa main actionne un bouton qui diffuse trop fort L’internationale chaque fois qu’il est question d’une lutte populaire : Russie, Vietnam, Prague…) pour apprendre à regarder, à écouter ce que les images disent et non ce que le discours assène.
Et si certains rapprochements peuvent faire grincer les dents (le chant funèbre juif placé sur les images de palestiniens lynchés et brûlés), il faut aussi apprendre à voir ce que d’autres images viennent apporter à la réflexion (cette foule en délire et irraisonnée n’a rien à voir avec la terrifiante rationalité « scientifique » de la solution finale : il n’y a donc pas une volonté de signifier une quelconque équivalence).
Film passionnant et inconfortable (passionnant parce qu’inconfortable), Ici et ailleurs envisage le cinéma comme une espèce de maïeutique : faire accoucher les images, leur donner du sens même si ce sens demeure incertain…