Around the world
Coffret World Cinema Foundation (Editions Carlotta Films)
Les révoltés d'Alvarado (Redes) (1938) de Fred Zinnemann et Emilio Gomez Muriel
Le voyage de la hyène (1973) de Djibril Diop Mambety
Transes (1981) d'Ahmed El Maanouni
La flûte de roseau (Mest) (1989) d'Ermek Shinarbaev
Carlotta nous convie donc aujourd'hui à un voyage vers les filmographies oubliées du monde. Inaugurée en 2007 par Scorsese, la « World cinema foundation » se propose d'aider, de préserver et de restaurer des œuvres méconnues du patrimoine cinématographique mondial et de les diffuser. Si l'initiative est évidemment fort louable, je n'ai pas pu m'empêcher de sourire en voyant apparaître aux génériques des films les « partenaires » de cette association : Cartier, Armani et la Qatar airways. Notre époque a donc encore ses dames patronnesses toujours promptes à tendre la main aux miséreux pour se donner bonne conscience !
Mais trêve de cynisme : venons-en aux films regroupés ici.
Les révoltés d'Alvarado est sans doute le plus curieux du lot, même si ce n'est pas le plus réussi. On trouve effectivement au générique de ce film commandé par le gouvernement mexicain pour éduquer le peuple les noms de Fred Zinnemann (le futur auteur hollywoodien du Train sifflera trois fois et de Tant qu'il y aura des hommes, qui débutait alors sa carrière de cinéaste), de Emilio Gomez Muriel (stakhanoviste du cinéma mexicain qui aurait réalisé -selon IMDB- une adaptation d'Eugénie Grandet de Balzac) et le grand photographe Paul Strand.
Film de propagande, Redes montre comment des pêcheurs exploités et affamés (le héros perd son fils parce qu'il n'a pas les moyens de le soigner) vont finir par se révolter contre leurs employeurs...
Tourné avec des acteurs non-professionnels, le film souffre de vouloir jouer sur deux tableaux. D'un côté, une volonté d'émouvoir et de toucher le public en ayant recours aux ficelles du mélodrame (nous appellerons ça la « tendance Zinnemann ») ; de l'autre, une volonté de miser tout sur la forme et de réfléchir au moindre cadrage (la « tendance Strand »).
Le résultat est plutôt décevant dans la mesure où Strand compose effectivement de très beaux plans mais qu'il fige l'ensemble en une succession de tableaux picturaux extrêmement hiératiques. Du coup, le récit semble asphyxié (l'approximation du jeu de certains comédiens n'arrangeant rien à l'affaire!) et Les révoltés d'Alvarado finit par n'avoir ni la force des grands Eisenstein à qui on pense forcément (Que viva Mexico), ni le lyrisme d'un Kalatozov lorsqu'il signait Soy Cuba.
Reste alors une très belle photographie et un film de propagande assez ennuyeux, sans le souffle révolutionnaire qu'on pouvait attendre de lui.
Dans le même genre, La flûte de roseau porte en lui les principaux défauts de ce « World cinéma ». Sur le papier, on ne peut que se féliciter qu'un film kazakh sur la diaspora coréenne en URSS ait pu voir le jour. Shinarbaev adapte ici un auteur russe d'origine coréenne (Anatoli Kim) et nous livre une fable qui commence dans un palais royal de Corée pour se poursuivre par une sombre histoire de vengeance.
Un instituteur adepte des bonnes vieilles méthodes assassine à la faucille une fillette distraite. Du coup, le père de l'écolière met au monde un fils et l'élève dans le but d'accomplir sa vengeance.
Avec une trame pareille, on aurait presque préféré un film à la Kill Bill ou, pourquoi pas, un film de kung-fu.
Mais il s'agit avant tout d'une fable sur les rapports entre l'artiste et le pouvoir (le tournage a eu lieu au moment de la perestroïka) et le cinéaste nous inflige un film très beau mais parfaitement soporifique. On se trouve face à une sorte d'académisme mondialisé avant l'heure (pas très loin, dans un autre genre, des afféteries esthétisantes d'un Zhang Yimou) où tout vise à une « poésie » un poil trop affectée.
Finalement, le plus intéressant dans ce DVD est sans doute le bonus où Shinarbaev évoque le destin de cette diaspora coréenne qui vivait en Extrême-Orient russe (notamment sur l'île de Sakhaline) et qui fut déportée au Kazakhstan par Staline. Intéressante aussi est l'anecdote de sa rencontre avec Gilles Jacob et la manière dont les autorités soviétiques avaient « présenté » le cinéaste au délégué général du Festival de Cannes (vieillard sénile incapable de voyager, films perdus, etc.).
Transes du marocain Ahmed El Maanouni s'avère beaucoup plus intéressant. Il s'agit d'un documentaire consacré au groupe Nass El Ghiwane, véritable phénomène musical au Maroc. Comme dans tous les films de ce coffret, le cinéaste cherche à poser un regard neuf sur une population généralement absente des écrans (pour le dire vite : le petit peuple). Mais plutôt que de recourir aux artifices de la fable, il signe ici un documentaire tonique sur un groupe né dans les quartiers populaires de Casablanca. Si sa mise en scène n'a rien d'extraordinaire (alternance convenue de morceaux musicaux filmés en concert et d'entretiens avec les membres du groupe ; le tout parfois entrecoupé de scènes de rues saisies sur le vif ou rejouées devant la caméra), elle parvient à mettre en valeur l'extraordinaire énergie de cette musique basée avant tout sur des percussions.
Les membres du groupe expliquent de manière intéressante comment ils se sont détournés des influences orientales (Fairuz, Oum Kalthoum...) pour se ressourcer aux racines de la poésie marocaine et trouver leur propre style. Le résultat final est entraînant.
Enfin, je vous ai réservé le meilleur pour la fin. Le voyage de la hyène est un film sénégalais réalisé par un des grands noms du cinéma africain : Djibril Diop Mambety. Dans cette œuvre étonnante, on suit le trajet de Mory et de sa fiancée, deux jeunes gens bien décidés à embarquer à bord d'un bateau pour émigrer en France.
Tourné en 1973, le voyage de la hyène nous plonge au cœur de la société sénégalaise d'après la colonisation et navigue entre le conte (l'Afrique et ses mystères, les grigris...), la fable (un instantané de la jeunesse sénégalaise coincée entre les traditions ancestrales et la modernité) et le documentaire le plus cru (cette éprouvante scène d'abattage de zébus au début du film).
Le cinéaste navigue avec une certaine aisance entre le réalisme et l'onirisme puisque le spectateur visualise les fantasmes de Mory et de sa compagne (notamment ce moment où il se voit revenir au pays en milliardaire). Si la forme heurtée du film et ses ruptures de ton ne convainquent pas forcément en permanence (il y a un côté presque godardien dans ce patchwork coloré, notamment dans cette scène très drôle sur un bateau où d'odieux bourgeois français regrette le temps des colonies et estime que les autochtones « sont de grands enfants ») ; on admire néanmoins la manière dont le cinéaste joue sur les contrastes. Contrastes entre l'archaïsme des bidonvilles (la misère du pays est montrée le temps de panoramiques puissants) et les signes de modernité ; entre le souvenir de traditions ancestrales (le côté « magique » du film) et la volonté de ces jeunes gens de s'émanciper (liberté sexuelle, révolte contre le pouvoir...).
Bénéficiant en outre d'une photographie magnifique (est-ce dû à la restauration du film?) et d'une mise en scène percutante, ce A bout de souffle à Dakar se révèle être une très belle découverte...