P'tit Quinquin (2014) de Bruno Dumont avec Bernard Pruvost, Philippe Jore, Alane Delhaye

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Difficile d'évoquer la mini-série de Bruno Dumont après le flot de réactions auquel elle a donné lieu. Entre les critiques dithyrambiques qui y voient une sorte d'accomplissement pour l'auteur de La vie de Jésus et ceux qui lui sont tombés dessus à bras raccourcis en l'accablant des griefs habituels (arrogance, mépris pour ses personnages, etc.) ; le cinéaste est parvenu à créer l'événement de cette rentrée.

Quoi qu'il en soit, P'tit Quinquin apparaît d'ores et déjà comme une pièce maîtresse de l’œuvre de Dumont : à la fois le prolongement logique de ses films et, en même temps, la preuve que le cinéaste cherche à évoluer, à s'éloigner de l'aspect parfois un peu sévère et monumental de certaines de ses œuvres (la guerre comme allégorie dans Flandres, le terrorisme et le mysticisme dans le beau Hadewijch, l'art et la folie dans Camille Claudel 1915).

 

A bien y regarder, la série avance pourtant sur les chemins que Dumont a déjà beaucoup empruntés : le Nord et ses paysages sinistrés, des meurtres qui perturbent et mettent à nu l'équilibre fragile d'une petite communauté comme dans L'humanité, la misère sociale comme dans La vie de Jésus, un réalisme sans arrêt hanté par le surnaturel et la présence du démon comme dans Hors Satan. Et, avant tout, cet art de la mise en scène qui fait de Dumont l'un des cinéastes français les plus importants avec ses plans d'ensemble qui évoquent la grande peinture flamande (par l'intermédiaire de son anti-héros, le cinéaste raille d'ailleurs un peu cette dimension picturale), ses raccords secs comme des coups de trique, sa manière d'inscrire des corps et des personnages dans un environnement qui existe d'emblée...

 

Ce qui change ici, c'est que le format de la « série » (même si on peu penser qu'il s'agit d'abord d'un film de 3h20 découpé en quatre épisodes) permet au cinéaste de s'attacher davantage aux personnages, de laisser cours à un certain art de la digression et de faire preuve, d'une manière plus générale, d'une certaine tendresse assez inédite chez lui. Alors que la trame du récit est très noire (des meurtres, la misère sociale, le racisme, la violence...), P'tit Quinquin frappe par une étonnante douceur, une manière de faire luire de manière régulière quelques rayons lumineux dans un univers sinistre. C'est aussi une comédie, genre auquel on n'associe pas souvent Dumont.

Si certains passages sont assez désopilants (la longue scène d'enterrement au cours de l'épisode 1) et si certaines répliques déclenchent le rire («- La mer, ça me fait réfléchir, - Ben, c'est de l'eau, quoi ! »), il convient néanmoins de souligner qu'on ne nage pas non plus dans la grosse gaudriole et qu'il est sans doute exagéré d'écrire qu'il s'agit de la comédie la plus drôle vue depuis longtemps. Mais il est parfaitement juste de constater que Dumont ose cette fois rire avec ses personnages (il ne rit jamais d'eux, la nuance est importante) et qu'il confie l'enquête du film à un commandant totalement farfelu, bourré de tics, sorte d'inspecteur Clouseau ch'ti totalement dépassé par les événements (sa phrase fétiche est, à ce titre, assez parlante :« c'est quoi c'bordel ? »).

 

Il faut néanmoins dissiper un malentendu : certains ont reproché à Dumont de se livrer à un jeu de massacre en se contentant de colporter comme un vulgaire ministre socialiste les clichés attendus sur des « ch'tis » consanguins, incultes, racistes, à la limite du handicap mental et en se moquant de leur accent. Pour le coup, c'est entièrement faux. D'une part, parce que la spécificité géographique me semble secondaire : certes, ce sont des habitants du Boulonnais mais pour avoir passé une partie de mon enfance dans la campagne bourguignonne, je peux affirmer que le regard du cinéaste est totalement universel. D'autre part, il n'y a aucun mépris chez Dumont : ses personnages sont de véritables comédiens (d'ailleurs, la plupart se « mettent en scène » : l'apprentie chanteuse, les majorettes, les musiciens...) et ils s'amusent autant que le spectateur à composer des rôles farfelus.

En prenant la chose par l'autre bout de la lorgnette, on peut également se poser la question suivante : qui, en dehors de Dumont, offre à ces individus, à ces corps singuliers à mille lieues de tout formatage médiatique, à ces accents une place sur un écran ?

Il ne s'agit pas non plus de tomber dans le misérabilisme et la niaiserie bien-pensante qui voudrait que les pauvres soient bons par essence. Pas d'angélisme chez le cinéaste mais une manière incroyablement fine de montrer l'être humain dans ce qu'il a de plus bestial mais également de plus beau (les deux ne pouvant pas être dissociables). Quand les deux enfants (Eve et P'tit Quinquin) se prennent mutuellement dans les bras, il y a une véritable grâce qui traverse le film, une lumière qui rend beaux les personnages filmés (certains gros plans sur le lieutenant Carpentier, assistant de Van der Weyden, -personnage extraordinaire- sont également d'une rare beauté).

 

P'tit Quinquin a parfois été qualifié de Twin Peaks à la française mais la comparaison me semble un peu contestable en ce sens que Dumont ne cherche pas l'insolite qui se cache derrière la surface neutre des apparences (comme chez Lynch) mais qu'il parvient à faire surgir le surnaturel et le bizarre d'un réalisme cru. Certes, on retrouve des morceaux de corps humains dans une vache mais l'étrangeté est ailleurs, dans cette présence du Diable qui semble rôder à chaque coin de rue. On retrouve dans la série ce qui hante l’œuvre de Dumont depuis ses débuts : la présence du Mal absolu. Le deuxième épisode s'intitule de manière très parlante Au cœur du mal. Or l'intelligence du cinéaste est de déporter cette notion de « Mal » que l'on pourrait logiquement apercevoir dans cette succession de meurtres sanglants vers les recoins les plus sombres de l'âme humaine. Dans cet épisode deux, il y a la fois ces moments où la bande d'enfants du cru s'en prend violemment à deux autres enfants d'origine étrangère (un arabe et un noir) et cette séquence très belle des auto-tamponneuses où la petite bande s'acharne sur un pauvre simplet. Passage qui évoque immédiatement une scène similaire de Mouchette de Bresson.

Le Mal est dans le cœur même de l'individu et Dumont le débusque même chez des enfants (souvent présentés de manière naïve comme « innocents ») racistes, moutonniers et violents. Là encore, il ne s'agit pas de les stigmatiser où d'en tirer des thèses sociologiques (ils ne font sûrement que reproduire des comportements inculqués par leurs parents) mais d'approcher quelque chose qui pourrait s'appliquer de manière universelle à l'âme humaine.

Ce n'est pas la psychologie ou la sociologie qui intéresse le cinéaste mais de mettre à nu certains mécanismes humains : l'esprit de meute, les réflexes d'exclusions quand la communauté est mise en péril, le fanatisme (religieux ou pas)...

On lui a d'ailleurs reproché cette vision très noire de l'humanité (notamment à propos de son film éponyme), son arrogance de metteur en scène démiurge filmant pour juger ses personnages... Or il est évident que le regard de Dumont reste toujours « humain » et qu'il va chercher dans la pire des noirceurs des éclats de ce qu'on nommera vulgairement « la grâce ». C'est ce moment d'une beauté inouïe où la grande sœur d'Eve, après avoir appris la mort de Mohamed (épisode 4), se retrouve dans un enclos parmi des cochons et que retentit la musique de Bach. Tout Dumont est dans cette scène : la bestialité, la pesanteur terrestre, la noirceur mais également la grâce et une certaine spiritualité.

Je ne dirai rien de la fin de la série mais il y a dans la scène une lumière qui jaillit des visages filmés d'une beauté assez époustouflante.

 

En jouant la carte de la comédie, du burlesque (les grands-parents de p'tit Quinquin qui mettent le couvert, c'est assez hilarant) et du farfelu, Dumont ne désamorce en rien les enjeux de son cinéma. Au contraire, il les rend encore plus intenses parce qu'il les traite de manière plus « humaine » (on en trouvait cependant des traces dans certains passages sublimes de Flandres et de Hors Satan).

 

Ces laissés-pour-compte, ces « gens de peu », ils finissent par nous ressembler et je suis prêt à parier que nous ne sommes pas prêts d'oublier leurs visages...

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