Beauté du film noir
L’impasse tragique (1946) d’Henry Hathaway avec Mark Stevens, Lucille Ball
Certains films séduisent moins par le style et la marque personnelle du cinéaste qui les a réalisés que par leur manière de représenter la quintessence d’un genre.
Soyons honnête, Henry Hathaway n’a sans doute pas l’étoffe d’un grand cinéaste (comme Lang ou Hawks) mais il fut tout au long de sa carrière un excellent artisan, connaissant parfaitement son métier et capable, à l’occasion, de signer quelques chefs-d’œuvre (pour ma part, je crois qu’aucun de ses films ne parviendra à supplanter dans mon cœur le sublime Peter Ibbetson).
Oeuvrant dans tous les genres (on lui doit quelques beaux westerns et le mythique Niagara avec Marilyn), il tourna après-guerre deux films noirs qui devinrent par la suite des classiques (si tout se passe bien, je vous parle de Carrefour de la mort la semaine prochaine).
L’impasse tragique fonctionne avant tout comme prototype du genre. Un privé, Bradford, semble vouloir à tout prix oublier un passé qu’il le poursuit. Mais voilà qu’un malabar en costume blanc le suit et fait ressurgir des eaux troubles de ce passé certains noms qu’il avait tenté d’effacer de sa mémoire ...
Le film séduit par la qualité d’un récit extrêmement bien charpenté qu’Henry Hathaway parvient à rendre vivant et captivant jusqu’au bout. Tourné en grande partie la nuit et en décors naturels, L’impasse tragique pourrait servir de parfait exemple dans le cadre d’un cours de cinéma sur le film noir.
On y retrouve un privé comme héros avec dans son orbite une secrétaire sexy et dévouée (la pétillante Lucille Ball), une femme fatale et une machination criminelle ourdie par un cerveau diaboliquement retors.
Le film ne possède sans doute pas l’ambiguïté et la complexité des grands films noirs d’Hawks ou de Fritz Lang. On sent qu’en bon « classique », Hathaway s’attache avant tout à ne pas perdre le spectateur et à lui rendre bien clair tous les détails de la machination (le film n’épouse pas un point de vue spécifique et le spectateur en sait toujours un peu plus long que le « héros »).
La structure narrative de l’œuvre est toujours linéaire et évite toute complexité. Ca rend le résultat moins étonnant que certains jalons du genre (je pense, par exemple, aux Tueurs de Siodmak) mais néanmoins tout à fait plaisant. Hathaway a suffisamment de métier pour savoir comment faire naître la tension et il joue très intelligemment avec les décors et la lumière. Par moment, L’impasse tragique apparaît comme un ballet d’ombres (les meurtres, filmés hors champ, sont particulièrement efficaces du point de vue de la mise en scène) au centre duquel un homme se voit peu à peu prisonnier d’une immense toile d’araignée qui l’enferme petit à petit.
La beauté du film noir classique, c’est de jouer à la fois sur des intrigues tarabiscotées et très « écrites » tout en leur donnant corps dans un contexte économico social spécifique. Tourné en 1946, L’impasse tragique, avec son héros hanté par son passé, peut renvoyer de manière métaphorique aux heures les plus sombres de l’histoire de l’humanité.
Plus que la manipulation criminelle qui charpente le récit, c’est ce regard en demi-teinte porté sur l’humanité (hérité d’une certaine manière de l’expressionnisme allemand et de ses jeux d’ombres) qui séduit dans ce classique du film noir…