C'était écrit
Les herbes folles (2009) d’Alain Resnais avec Sabine Azéma, André Dussollier, Anne Consigny, Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric, Sara Forrestier
Je n’ai pour l’instant pas lu grand-chose sur le dernier opus d’Alain Resnais mais que ça soit dans des conversations informelles ou chez des blogueurs amis, j’ai été surpris par les références convoquées à propos de ce film pour le discréditer. Les noms de Pascal Thomas (pour moi, ce n’est d’ailleurs pas une insulte, loin s’en faut) et de Jean-Pierre Jeunet ont été avancés alors que la première chose qui m’a sauté aux yeux en voyant Les herbes folles, c’est à quel point ce film est du pur Resnais. Il est certain qu’après avoir placé la barre très haut avec ce magnifique chef-d’œuvre qu’est Cœurs, ce dernier opus apparaît un poil en retrait mais ça n’en est pas moins une merveille d’une incroyable inventivité (chaque plan est surprenant ou presque) et d’une audace formelle peu commune au cœur d’un cinéma français de plus en plus normatif et formaté.
Adapté d’un roman de Christian Gailly intitulé l’incident, le film relate l’histoire d’une femme qui se fait voler son sac à main (Sabine Azéma) et de sa rencontre avec l’homme (André Dussollier) qui va retrouver le portefeuille dans un parking souterrain. Résumé de cette façon, le scénario semble être une de ces énièmes variations sur le soudain retour du désir chez un homme marié et visiblement bien intégré dans la société. A tel point qu’on frissonne à l’idée de ce que les frères Larrieu (par exemple) auraient fait d’un tel récit d’adultères bourgeois.
Or Resnais, à l’instar de ces herbes du titre poussant un peu n’importe où, prend bien soin d’aller exactement aux endroits où on ne l’attend pas. Comme toujours chez ce cinéaste, le matériau de base littéraire devient prétexte à une série d’expérimentations formelles. On commence ici par une voix-off (celle d’Edouard Baer) qui emprunte déjà les sentiers en zigzags du film en digressant, en hésitant et en se perdant. On retrouve ensuite des personnages qui semblent sortir de Cœurs : solitaires en quête d’amour que Resnais filme avec de longues focales qui rendent flou l’espace derrière eux et les isolent.
Il y aura aussi des plans en surimpression, des jeux de décalages entre l’image et le son (l’excellente scène du repas familial où Dussollier et sa femme – la lumineuse Anne Consigny- reçoivent leurs enfants), un travail particulier sur les ambiances lumineuses qui rapproche parfois étrangement le film d’un univers à la Wong Kar-Waï (lorsque Dussollier descend dans le parking souterrain, par exemple) et une mise en scène qui ne cesse de contredire ce que le récit semble annoncer.
Les herbes folles du titre, elles s’incrustent et grandissent dans le moindre interstice, même ceux qui paraissent les plus invulnérables. Voyez la famille que pourrait constituer le couple Dussollier/ Consigny : vaste maison bourgeoise, couple installé qui reçoit ses enfants le week-end…Or tout craquelle autour d’eux, en eux : l’homme se met à désirer comme un fou cette dentiste dont il a retrouvé le portefeuille, des réminiscences d’un passé opaque semblent ressurgir… Ce qu’il y a de grand chez Resnais, c’est que tout ça passe par le cadre, des mouvements de caméra brisés, des fondus au noir qui introduisent soudain de la phobie au cœur de cet univers lisse. J’ai beaucoup pensé à On connaît la chanson (très, très grand film, ne l’oublions pas) où le côté « léger » apporté par les chansons était miné par une angoisse de plus en plus prégnante. C’est la même chose ici : la désinvolture de la voix-off semble nous conduire vers une histoire légère et farfelue (ce que le film est par ailleurs : je n’insiste pas sur cette dimension « surréaliste » qu’on oublie souvent alors qu’elle n’est jamais tout à fait absente des films de Resnais : Cf. Providence) alors que la mise en scène ne fait qu’introduire de la peur, de la phobie (cette série de zooms avant répétés très rapidement sur les mêmes visages répétant les mêmes phrases, par exemple…)…
Un des grands mystères du film restera le passé de Dussollier, qui craint que l’inspecteur de police (joué par un Mathieu Amalric très drôle) le reconnaisse et qui semble obsédé par l’idée de meurtre. Resnais choisira systématiquement la voie de l’opacité (il faudrait d’ailleurs que je lise le roman original pour me faire une idée de ce que le cinéaste a conservé ou pas de l’œuvre originelle) et jouera souvent avec des fondus au noir qui ne cesse d’ajouter des points d’interrogation à ce que l’on est en train de voir.
Comme toujours chez Resnais, le film semble placé sous le sceau du déterminisme, avec cette voix-off qui raconte comment les faits se sont succédés à partir d’un incident somme toute banal (le vol d’un sac à main). Tous les personnages semblent prisonniers de ce déterminisme à la fois social et « métaphysique » (comme dans On connaît la chanson, on pourrait dire des destinées des individus : « c’était écrit »). Resnais tire de ce déterminisme des accents déchirants lorsqu’il s’agit d’évoquer le temps qui passe, la solitude, le sentiment d’être passé à côté de sa vie (même si, encore une fois, on n’atteint pas la perfection de Cœurs).
En même temps, son film a l’élégance d’offrir justement ce vent de folie et de liberté qui semble pouvoir s’opposer à ce déterminisme. Le formalisme de Resnais n’a rien à voir avec celui de ces cinéastes qui prennent en otage le regard du spectateur pour l’amener où ils le souhaitent avec ostentation. Il s’agit ici d’un formalisme qui lui offre une grande liberté : liberté de combler les points de suspension de la narration, des trous noirs qui composent la vie de ces personnages (la nature de la relation Dussollier/Consigny reste assez floue)…
Les herbes folles est une œuvre grave et drôle, extrêmement composée et pourtant toujours légère. C’est une œuvre dont la liberté ne doit plus rien à quiconque et l’on en redemande.
Chapeau, monsieur Resnais !