Cadavre exquis
Le charme discret de la bourgeoisie (1972) de Luis Buñuel avec Fernando Rey, Delphine Seyrig, Stéphane Audran, Bulle Ogier, Paul Frankeur, Jean-Pierre Cassel, Julien Bertheau, Claude Piéplu, Michel Piccoli
Alain Guiraudie nous disait récemment que parmi les choses importantes qui occupent la vie de tous les individus, le sexe était sans doute celle qui était le moins bien représentée à l'écran, d'où sa volonté de sortir « le sexe de la pornographie » dans L'inconnu du lac. A l'inverse, on pourrait dire que le repas est sans doute l'un des rites humains les plus représentés à l'écran. Le cinéma a su saisir toutes ses dimensions et ses divers aspects. Le repas, c'est ce moment où une communauté se retrouve, se ressoude ou se déchire. Dans Le festin de Babette, les délicieuses recettes françaises de Stéphane Audran (encore!) viennent à bout des réticences de l'austère communauté protestante tandis qu'à l'autre bout du spectre, la famille de Festen explose lorsque des vérités enfouies sont énoncées au cours des repas.
La nourriture peut être traitée de manière métaphorique comme dans La grande bouffe de Ferreri où les quatre héros qui s'empiffrent jusqu'à en mourir symbolisent le déclin des sociétés occidentales qui ne meurent désormais plus du manque mais du surplus de la marchandise.
Quelles que soient les classes sociales, le rituel du repas s'avère immuable et la chose la mieux partagée. On se souvient de la superbe scène du couscous de La graine et le mulet, moment incroyablement chaleureux où la petite communauté du film se retrouve. Chez les bourgeois, ce moment est également incontournable et le type de nourriture, le choix des vins et la manière de se tenir à table traduisent immanquablement les codes d'une classe sociale. Inutile d'insister sur l'importance des repas et de la nourriture chez Claude Chabrol, par exemple.
Chez Buñuel, cinéaste passionné par les rites et les conventions, on se trouve un peu dans le même cas de figure que chez Chabrol sauf qu'il parvient à dévoiler avec une suprême ironie l'absurdité de ces conventions. Dans Le fantôme de la liberté, il montrera même que ce rituel immuable qui rythme l'existence humaine ne répond qu'aux besoins naturels les plus triviaux et que son caractère « formel » peine à masquer son obscénité fondamentale. Il le fait en inversant les propositions du processus : les bourgeois s'assoient à table sur des cuvettes de toilettes et lorsque la petite fille de la maison s'écrie qu'elle a faim, la mère s'offusque et l'envoie au « petit coin » pour aller manger un morceau.
Dans Le charme discret de la bourgeoisie, film complètement fou construit sur la logique du rêve, le cinéaste se contente de filmer un groupe de bourgeois dont le repas est sans cesse interrompu. Comme souvent chez Buñuel, le film fonctionne selon deux principes : le rituel et la frustration.
En prenant comme point de départ l'action la plus banale de l'existence (se retrouver ensemble autour d'une table) qui se trouve sans cesse perturbée (arrivée intempestive de l'armée, hôtes pris d'une soudaine envie de faire l'amour, personnages qui racontent leurs rêves...), Buñuel parvient à nous faire douter de toutes les conventions qui régissent les mœurs humaines. Il ne s'agit pas de jouer la carte du jeu de massacre sur des cibles imposées (les bourgeois, l'église, l'armée...) mais de déplacer d'un poil les conventions pour révéler soudainement leur incongruité et leur absurdité.
Un exemple parmi cent autres : un évêque se présente chez le couple Cassel/Audran et demande à être embauché comme jardinier. Lorsque les bourgeois le voient débarquer en tenue de jardinier, ils l'expulsent immédiatement. Il revient quelques instants après avec ses habits ecclésiastiques et il est, cette fois, accueilli avec tous les égards et les ronds de jambes de rigueur. Jamais on aura mieux montré, contrairement à ce que prétend le proverbe, que c'est l'habit qui fait le moine !
Tout le film fonctionne sur une approche purement quotidienne des choses (aucune afféterie dans la mise en scène) et une manière très subtile de décaper le Réel pour faire surgir le rêve et remonter l'inconscient à la surface. Dans les images sans « fond » de Buñuel, quelque chose ne cesse de se dérober. Dans un café huppé, nos trois bourgeoises sont scandalisées de ne pouvoir se faire servir un thé mais écoutent sans broncher le récit d'un militaire qui avoue avoir tué son père.
Tout semble parfaitement logique mais un léger décalage fait perdre tout sens à cette logique : enfin rassemblés autour d'une table, nos bourgeois voient avec stupeur un rideau s'ouvrir et se retrouvent sur une scène de théâtre. Buñuel voudrait-il signifier que les conventions humaines sont régies par les mêmes lois que le jeu théâtral ? Peut-être mais l'un des personnages se réveille : il était en train de rêver. Une autre séquence vient alors s’emboîter à la suite et se termine par un assassinat : un autre personnage se réveille... Les rêves s'empilent ici comme des poupées russes et finissent par brouiller toute tentative d'interprétation.
Même si le mot a été galvaudé, le cinéaste et son scénariste renouent ici avec la logique du cadavre exquis et de l'écriture automatique du surréalisme. Chaque séquence pourrait donner lieu à mille interprétations mais elles gardent toutes leur inquiétante et quotidienne étrangeté, leur insondable mystère.
Ne reste alors plus que cette image de grands bourgeois perdus dans la nature, marchant sur une route sans destination. Là encore, il faut se garder des interprétations simplistes (le déclin de la bourgeoisie française après 68) mais plutôt y voir cette volonté de Don Luis de déciller notre regard, d'ouvrir une nouvelle dimension à ce que nous nommons la « réalité ».
Face à cet éblouissant Charme discret de la bourgeoisie, nous réalisons à quel point les rites les plus banals, les actions les plus quotidiennes peuvent relever des plus absurdes conventions. En jouant sur de légers lapsus et décalages, le cinéaste nous place face au mystère abyssal du Réel et remet en question magistralement tout ce qui est censé faire sens...